The Perfect Score
Le film de Wolfgang Peterson requerrait une masse orchestrale capable de rivaliser avec les effets sonores d’une mer démontée, tout en étant subtile, raffinée et agréable. James Horner a répondu à ces exigences avec une musique solide, complexe, exemplaire, l’une de ses œuvres les plus impressionnantes, une œuvre parfaite. Retour sur une bande originale vibrante et analyse d’un chef d’œuvre. The Perfect Storm, une tempête musicale.
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The Perfect Ensemble
James Horner est particulièrement doué pour les musiques intimistes, faisant intervenir peu de musiciens, mais on le connaît aussi pour ses ambitions symphoniques. L’acteur principal d’En Pleine Tempête étant une immensité océanique, il ne pouvait qu’envisager de solliciter une centaine de musiciens. Il fallait que la densité de la mer prenne corps à travers sa partition. Tout le défi consistait également à rendre cet ensemble infini.
The Perfect Sound
La mer est une entité unique et complexe, tour à tour bruyante et hypnotique, qui développe des multitudes de sonorités différentes. La musique devait reproduire ce schéma et la prise de son a été des plus soignées avec un rendu spectaculairement profond et cristallin, mais aussi brumeux, chargé d’embruns, déferlant et orageusement électrique.
The Perfect Conducting
L’orchestre est dirigé de main de maître par James Horner, réputé pour sa finesse sans précédent dans cet exercice. Sa musique est fluide, sans accro, il dirige les musiciens comme s’il modulait volume et tempo via une table de mixage et les musiciens répondent à ses gestes et annotations avec une précision épatante. En Pleine Tempête est une musique complexe et riche, ondulante et instable telles les vagues de l’océan. Les notes montent, prennent de l’ampleur, puis redescendent en tourbillonnant, comme aspirées, puis remontent en s'étirant plus haut et redescendent de manière élastique (les trente premières secondes de The Decision To Turn Around). Un travail qui n’est pas de tout repos. Ce n’est pas une œuvre qui se dirige en gesticulant simplement la baguette pour compter les temps, il faut s’occuper de toutes les sections instrumentales.
The Perfect Orchestration
Et dans ce genre de musique, la cohésion entre les sections instrumentales est primordiale. James Horner utilise son précieux atout : le talent d’orchestrateur. La musique naît d’une forme grossière : les principaux thèmes, dans laquelle il sculpte, cisèle, peint. Il compare d’ailleurs souvent les orchestrations à l’art de peindre. Il dispose d’une palette de couleurs étonnamment variée, qu’il nuance avec goût et raffinement, et de ces couleurs émanent des mélodies, des contre-chants, avec les instruments les plus appropriés. En Pleine Tempête est d’une richesse insondable en matière d’orchestrations : des cuivres rutilants, des cordes voluptueuses et chatoyantes, des bois ronds, tendres, brillants, des percussions lointaines mais claquantes comme un coup de vent. Les harpes font penser à s’y méprendre à de l’eau qui dégouline. Pendant que les cuivres montent, des bois descendent, provoquant une sensation de tangage et de roulis (The Decision To Turn Around à 0:40). Une guitare acoustique, une clarinette feutrée et un hautbois, ou encore un cor anglais, apportent une dimension profondément humaine à l’histoire et cette orchestration introspective correspond aux marins, à leur vie, aux habitants de la petite ville portuaire. Une guitare électrique vrombit dans les moments euphoriques d’un retour de campagne ou de pêche miraculeuse, mais hurle comme une sirène au cœur de la tempête.
Des cordes vaporeuses en suspension, à peine audibles, sèment le doute et l’inquiétude. Véritable charpente de l’orchestre, les cordes sont principalement divisées en cinq sections : le quatuor (violons I et II, altos et violoncelles) et les contrebasses. Ces cinq groupes ont des partitions distinctes mais complémentaires. Les contrebasses s’allient aux bois et cuivres graves, ponctuent le rythme et apportent de la profondeur. Les violoncelles ont une position très centrale. Bien que sur la droite de l’orchestre, elles relient les aigus aux graves en chantant, contre chantant, en « tricotant ». Elles ont des partitions qui pourraient être celles attribuées à des harpes, des cors, ou même des cuivres, tant elles ont un rôle polyvalent.
Les vagues malmènent l’Andrea Gail et le propulsent dans un mur d’eau, qui engloutit toute la poupe du navire. Le temps qu’il en ressorte, les violoncelles dramatisent cette situation en prenant un sonorité étouffée, en imitant de lents remous subaquatiques (Coast Guard Rescue à 5:28).
Les cordes chez Horner sont très évocatrices. Elles traduisent énormément d’émotions et les sentiments du compositeur transparaissent dans son écriture mélodieuse, définie, schématique, structurée et manipulatrice. Du désarrois, du pressentiment quand les pêcheurs prennent de nouveau la direction du large ("Let's Go Boys" à 1:38), de la douceur et de l’amertume quand un père n’a qu’une poignée d’heures à consacrer à son fils, de la force et de la ténacité quand les pêcheurs tentent de neutraliser une ancre dévastatrice ballotée furieusement par les bourrasques, de la sournoiserie et de la cruauté quand des sauveteurs, à l’eau, doivent à leur tour être secourus. L’océan atlantique est totalement dépeint à travers les cordes : calme ou agité, toujours en mouvements.
Une autre section impressionnante d’instruments est représentée dans The Perfect Storm : les cuivres. Comment utiliser toute la force et la présence de ces pupitres sans tomber dans la fanfare ? C’est là toute la subtilité des nuances hornériennes. En effet, quand on emploie les cuivres dans leurs sonorités les plus basiques, on obtient une musique pompeuse et pratiquement impersonnelle. Les cuivres sont capables de dévoiler une palette riche en couleurs. Leurs timbres sont modulables d’une part, et la façon dont ils sont juxtaposés et se répondent renchérit cette variété sonore d’autre part. Dans The Perfect Storm, on note qu’ils sont souvent doublés par les bois, afin de leur donner une sonorité plus transparente ou liquide (Small Victories à 1:03). A l’instar de la guitare électrique qui souligne deux types d’évènements, les cuivres caractérisent l’euphorie et la tempête. Lorsque les pêcheurs reviennent à Gloucester, des cors ouverts, rejoints par des trompettes, entonnent un air saccadé et rapide, inspirant un retour triomphateur (Coming Home From The Sea à 3:57). Dans une vision cauchemardesque, l’océan s’agite au son d’accords de cuivres qui gonflent, se dégonflent et se font écho dans une déclamation des plus inquiétantes. Ensemble, les cuivres apportent une touche piquante comme le vent qui fouette le visage, comme les arêtes des vagues d’une mer qui ressemble davantage à une chaine de montagnes. Isolément, un instrument va plutôt évoquer les hommes. La trompette, par exemple. Celle-ci se fait entendre à maintes reprises en solo et, quasi systématiquement, dans des moments cruciaux impliquant un personnage.
Si les modulations de la guitare électrique donnent une sensation de vibration et rend presque palpables la tourmente et l’enfer des vagues, la trompette nous raccroche à la tonalité musicale et transpose cette tourmente en drame, en élégie, et élève le courage des marins pêcheurs pour leur rendre le plus humble des hommages. Le parti-pris est indéniable : la trompette, dans ces situations tragiques, est la voix des pêcheurs en péril. Quand les sauveteurs portent secours aux sauveteurs, on entend d’emblée un conflit entre l’océan et les moyens mis en œuvre, les cordes diaboliques sautillantes et mesquines contre une trompette qui se débat et semble appeler de l’aide. Ou encore, quand Billy Tyne, le capitaine, décide de faire demi-tour, de contourner la tempête, c’est une trompette qui accompagne cet homme terrifié dans sa cabine, en jouant de courtes phrases de trois notes qui rappellent froidement le glas d’abord, et qui se compriment, n’articulent plus quand la tension monte ; la trompette joue trois notes, puis deux, puis une et demi, puis une seule devient véritablement audible, tant cette tirade tragique est abrégée (Coast Guard Rescue, de 3:07 à 5:08).
Le cor, instrument fétiche de James Horner, occupe une place un peu particulière dans ce score. Il ouvre le film, dans toute son humble noblesse, accompagné par une guitare, en mémoire aux disparus en mer, comme si l’océan était repentant de ses crimes, il mène une fanfare, il apparaît çà et là avant le départ des marins… et il se lâche totalement au large. James Horner aurait-il choisi de lui donner le rôle de l’esprit de l’océan ? Etonnamment, ses apparitions sont très ciblées, en solo, en groupe, dans un thème ou dans des accords. Et c’est toujours avec cette impression que c’est la mer qui parle. Quand il s’agit des marins ou de leur famille, nous entendrons une clarinette, un hautbois ou une flûte… Au début de To the Flemish Cap, il entonne le thème principal avec les cordes. Une manière à la mer de dire « oui, allez donc par là… », et c’est sur une brève envolée de cors ouverts que la transition est faite sur le thème du large (To The Flemish Cap, à 1:05). En véritable mer castratrice, elle hurle de tout son cor sa volonté de ne pas laisser passer les marins, en invoquant une variante du thème Please Wake Up entendu dans Once Upon A Forest (1993) (Rogue Wave à 1:35). Leur dit-elle « réveillez-vous les gars, il évident que vous ne vous en sortirez pas ! » ?
Les bois sont des instruments au timbre doux, qui peuvent évoquer les sentiments et les émotions. Souvent accompagnateurs, voués à jouer des rondes, des accords, leur rôle pourrait être ingrat par rapport aux autres pupitres d’un orchestre, mais leur présence est primordiale. Par des accords ou en doublant des lignes mélodiques jouées aux cordes ou aux cuivres, ils donnent de la matière à l’ensemble et apportent brillance et souplesse. Dans The Perfect Storm, cette brillance est omniprésente, car le son des flûtes, des clarinettes et des hautbois, pour ne citer que ces instruments, est partout ("The Fog's just lifting…" à 1:05). Comme les cordes et les cuivres, les bois ont une double personnalité dans cette œuvre. Dans des lignes mélodiques thématiques ou en contrepoint, ils lient les personnages entre eux et reflètent leurs états d’âme et leur vie. D’un autre côté, ils peaufinent le portrait de l’océan. Si les cordes représentent l’océan en tant que masse en mouvement, si les cuivres sont son caractère, les bois sont sa matière : l’eau. Et les bois sont de plus en plus présents quand l’océan s’agite et écume de rage.
Même si elles semblent noyées dans la philharmonie, on ne peut pas passer à côté des percussions, qui n’ont pas tant un rôle percussif, mais plutôt vibratoire. Elles ponctuent le discours et elles sont la dernière note de personnification de l’océan. Le réalisme est saisissant. Les cymbales évoquent le son si caractéristique du ressac contre des rochers au pied d’une falaise. Quand la tempête rugit, ce sont des véritables splashs que les cymbales effectuent, projetant de l’écume lorsque les déferlantes inondent le pont du bateau. Ces mêmes sonorités métalliques et leurs modulations évoquent le vent qui se lève, qui fait monter les vagues et qui s’apaise, de manière totalement imprévisible. Des percussions accompagnent de manière entrainante le retour de l’Andrea Gail. C’est avec ce rythme à la sonorité « terrestre » et emphatique que James Horner choisit d’illustrer ce moment festif (Coming Home From The Sea à 3:50). Dans les bourrasques, les timbales roulent et frappent en claquant, la grosse caisse résonne dans un grondement glauque. A la vision du cyclone depuis le ciel et quand la caméra nous emmène en son cœur, les taïkos se déchainent et laissent présager du pire (The Decision To Turn Around à 6:03). Les caisses claires rythment le conflit entre les hommes et la mer, l’enclume martèle sordidement la lutte et les coups assénés par les vagues dévastatrices, le piano s’écrase dans les graves pour amplifier leur force et fait tomber lentement ses accords depuis les aigus, lorsque l’Andrea Gail tente de surmonter la vague scélérate, comme lorsque l’on glisse inexorablement dans une pente sans rien à quoi s’accrocher (Rogue Wave à 1:50). James Horner rend l’océan carrément sardonique en faisant intervenir des xylophones impétueux, relayés par des clochettes, lorsque les sauveteurs, à la mer, doivent s’occuper d’eux-mêmes. Ces instruments, qu’on entendrait plus volontiers dans du « mickey mousing », rendent la scène sarcastique à souhait. Enfin, la grosse caisse, dont les pulsions sourdes et régulières aggravent la situation catastrophique, donne un dernier coup, noir et profond après une brève lueur d’espoir et une fugitive accalmie. L’océan a définitivement gagné (Rogue Wave à 0:50).
A travers cette œuvre monumentale, James Horner a réussi l’exploit de raconter le calvaire terrifiant de pêcheurs en proie à la tempête du siècle, synopsis d’un scénario maigre dans un environnement très peu changeant. Avec trois éléments de base, la mer, les hommes et la tempête, la musique se charge d’une narration trépidante, énergique et dense. Mais à aucun moment James Horner n’omet d’intégrer la dimension émotionnelle, qui lui est propre. C’est avec son savoir-faire de créateur de sons, d’ambiances et de mélodies qu’elle ressort en avant, même dans des moments d’action intense. Et dans sa musique, l'orchestre ne fait pas que dresser le portrait d'un océan démonté, il en imite également la sonorité si impressionnante et visuelle (le début de Small Victories).
L’Express a souligné, concernant le film, « Rarement l’océan aura été montré à l’écran avec une telle force ». Jamais l’océan n’avait été entendu avec une telle puissance.
Crédit Photos © 2000 WARNER BROS