Quel bel et heureux hasard de voir en l'espace d'un mois les deux musiques composées par James Horner pour les aventures de Jack Ryan rééditées dans des versions étendues. En effet, après Clear And Present Danger (1994) au mois de juin chez Intrada, c'est au tour de La-La Land Records de proposer à nos oreilles Patriot Games (1992), qui bénéficie pour l'occasion de plus de trente minutes inédites écrites par le compositeur.
Partition sous-estimée et peu avantagée par son caractère froid (les cors et Tony Hinnigan ne sont pas présents), et d'une partie électro-percussive difficile d'accès, Patriot Games mérite toutefois amplement une seconde chance. L'intérêt de cette nouvelle édition limitée à 3000 exemplaires est de développer chaque aspect de la bande-originale, de favoriser ainsi une meilleure compréhension de sa structure narrative. Plus étendues sur la longueur, les idées musicales gagnent en consistance. Leurs significations deviennent alors plus claires et explicites en nous révélant par la même occasion les intentions de James Horner.
[divider]Blessure de guerre[/divider]
« Les Irlandais. Ce peuple est si malheureux qu'il a toujours festoyé la mort comme une amie, et que nul danger ne peut l'éloigner d'une cérémonie funèbre. »
Pierre J.-O. Chauveau – Charles Guérin : roman de mœurs canadiennes, 1853
À Londres, Jack Ryan assiste à une tentative d'assassinat de Lord Holmes, cousin de la Reine du Royaume-Uni, par des terroristes irlandais. Il réussit à déjouer l'attentat mais tue Paddy Boy, frère de Sean Miller, lequel cherchera à tout prix à venger sa mort. Très peu de scènes du film se déroulent en Irlande et pourtant de nombreuses couleurs musicales liées à ce pays sont présentes dans la partition. La raison est simple : au-delà du fait que dans les romans de Tom Clancy, Jack Ryan soit d'origine irlandaise, ses ennemis font parti d'une branche dissidente de l'IRA, organisation paramilitaire nationaliste qui combat l'autorité britannique dans le but de réaliser l'union et l'indépendance de leur pays. Dans le film, les attaques de ces rebelles font donc écho aux décennies de lutte et de guerre civile qui ont endeuillé les familles irlandaises.
Cette souffrance sous-jacente transparaît dès les premières secondes du Main Title à travers l'introduction brutale des bodhráns. L'ambiance pesante s'alourdit au son d'un violon attristé interprétant deux notes tendues. Expression de la vengeance et de la mort sous leur aspect le plus glacial, ce motif survole en permanence l'album au rythme des apparitions des terroristes irlandais. Par exemple, il ouvre et referme ce morceau introductif, se développe au côté de chœurs synthétiques dans Sean's Interrogation, accompagne la scène d'arrestation des fabricants de bombe, (Arrest of the Bombers), suit la recherche de l'un des membres sur des images satellites (Girl in Photo)… Son intervention la plus froide a lieu dans Higland's Execution lors de l'évasion meurtrière de Sean Miller de sa prison sur l'Île de Wight. Le violon s’immisce au côté d'une flûte de pan et d'un chant funèbre de Maggie Boyle. Cette combinaison instrumentale reviendra logiquement deux ans plus tard dans le morceau Revenge de Legends of the Fall afin de lier des événements à la thématique similaire : vengeance et mort.
Higland's Execution (Patriot Games) – Revenge (Legends of the Fall)
Quand la froideur de la mort attise le brasier de la vengeance.
Le Main Title se poursuit toujours dans une atmosphère neurasthénique avec l'interprétation d'une chanson traditionnelle, The Quiet Land Of Erin, par Maggie Boyle. Cette lamentation provient d'un poème gaélique écrit vers 1750 par un exilé, John McCambridge, qui exprime son rêve de revenir au pays. Celle-ci connaîtra un magnifique développement dans les Closing Credits avec l'ajout du piano à la façon de Thunderheart, touche hornerienne apposée à une orchestration folklorique. A noter que deux versions des Closing Credits sont présentes dans cette édition : la version album déjà présente sur l'édition de 1992 et placée ici à la fin du second disque propose la version gaélique, tandis que la version du film placé après Boat Chase – Aftermatch mêle paroles gaéliques et anglaises.
Le cadre posé et le titre du film passé, James Horner peut alors apporter du mouvement à sa musique afin de suivre le survol de la forêt avoisinante à la maison de la famille Ryan. Il nous offre une superbe progression avec la harpe, la mandoline et les cordes d'où surgit un premier thème interprété par deux whistles et qui aurait pu largement faire office de thème principal si son utilisation avait été plus fréquente. Ce thème s'épanouit ensuite à travers la voix de Maggie Boyle lors de l'évasion de Sean (Higland's Execution) déjà mentionné précédemment. Puis revient par petites touches : au milieu de l'album et sans l'orchestration celtique initiale dans Reading To Sally et Sean' Midnight Call quand Jack Ryan observe justement le rapport de police sur l'évasion, puis au début du second disque (Boat Chase – Aftermath) durant la course poursuite finale en bateau et lors de son dénouement.
Enfin, pour en terminer avec les couleurs irlandaises, il nous faut souligner l'importance des phrases musicales interprétées par les tin wistles qui parcourent toute la partition. En effet, l'utilisation des flûtes irlandaises ne se résument pas simplement à l'intervention que nous venons d'évoquer dans le Main Title, elles servent véritablement la dramaturgie du film. Dès le deuxième morceau, Attempt on the Royals, elles accompagnent les plans montrant les familles Holmes et Ryan qui vont être atteintes par l'attentat à la bombe à Londres, puis suite à l'explosion elles personnifient en musique par un sifflement l’acouphène ressenti. Associées à cet événement moteur pour le reste de l'intrigue, elles reviennent hanter Sean en prison (Sean Obsessing in Jail) quand celui ci fixe la photo de Jack Ryan sur un article relatant l'incident. Enrichies d'un effet de réverbération, elles produisent l'effet d'un souvenir qui ronge peu à peu son esprit. Ainsi, tel un tourment obsessionnel, elle viendront habiter les scènes d'attaque tout au long du film en se manifestant lors des apparitions à l'image des tueurs chargés d'éliminer Jack Ryan (The Hit, Assault on Ryan's House, Boat Chase).
L'orchestration irlandaise est donc au cœur de Patriot Games. Mais contrairement à une partition comme The Devil's Own (1996) où les instruments folkloriques apportent chaleur et convivialité, ici les coups de bodhrán sont agressifs, le violon solitaire est désenchanté, la notes de flûte sont acérées… Autant d'éléments qui donnent à Patriot Games cette saveur austère, ce caractère inhospitalier et glacial idéal pour un thriller.
[divider]Une petite guerre privée[/divider]
« La guerre n'est peut-être que la revanche des bêtes que nous avons tuées. »
Jules Renard – Extrait de son Journal 1887-1892
Jules Renard – Extrait de son Journal 1887-1892
Les quatre principales pièces d'action faisaient déjà parties de l'album sorti en 1992, toutefois cette nouvelle édition apporte un regard neuf sur leur construction et leur place vis à vis de l'ensemble de la partition.
L'approche orchestrale de Attempt on the Royals et Boat Chase est justifiée car ces morceaux soutiennent les actions du personnage de Jack Ryan, ses valeurs et sa résistance face aux attaques portées à des innocents et à sa famille. La matière synthétique qui forme l'essence de The Hit et Assault on Ryan's House est quant à elle conforme à l'orientation percutante, électronique et dissonante choisie par James Horner pour illustrer les actions des terroristes et que nous retrouvons dans la plupart des morceaux inédits. Il aurait finalement été maladroit d'apposer une dimension orchestrale sur la petite guerre menée par Sean Miller alors que ses méfaits ne répondent à aucune forme d'héroïsme et n'ont qu'un seul but : nuire et éliminer tout ce qui se trouvera entre lui et l'américain qui a tué son frère.
Ce quatuor musical regorge de qualité et forme le noyau étincelant de Patriot Games :
Attempt on the Royals démarre sur la dernière preuve d'humanité dont fera preuve Sean Miller envers son petit frère juste avant l'attaque. James Horner arrive à imprégner une dynamique constante en rendant ce morceau séduisant dès la première écoute. Le travail sur les percussions et les cordes est assez impressionnant et annonce le sombre Poachers de Mighty Joe Young (1998). Lors de l'échange de coups de feu entre Jack Ryan et les terroristes, des cordes vivaces et un xylophone déchaîné enclenchent une phrase musicale suffocante digne du joyau orchestral que constitue Coast Guard Rescue dans The Perfect Storm (2000).
Boat Chase débute sur des trombones imposants qui annoncent le face à face final, un peu à la manière de Tournament Time dans The Karate Kid (2010). Des cordes frénétiques, des chimes discordants virevoltent au rythme de la tempête qui fait rage en mer. Les réminiscences d'Aliens sonnent comme l’aboutissement de l’obsession de Sean Miller, prêt à tuer ses compatriotes juste pour se venger de Jack Ryan. Rien de plus logique finalement car à l'écoute de trois inédits de l'album, la noirceur de Sean est à chaque fois mise en avant par des grincements sinistres et synthétiques déjà expérimentés pour le film de James Cameron. Nous pouvons ainsi les entendre dans Two-Edged Surveillance qui n’apparaît dans le film, à la fin de Sean Trial quand Sean Miller menace rageusement Jack Ryan au tribunal, puis au début de Sean Obsessing in Jail quand le terroriste irlandais alimente son idée fixe de vengeance. Ce dernier morceau est d'ailleurs nourricier car nous y trouvons les origines de la substance synthétique qui formera le moule dans lequel James Horner va façonner Arrest of the Bombers et surtout le duo The Hit / Assault on Ryan's House.
Ces deux pistes font preuve d'une audace incroyable. Leur durée permet de décupler progressivement le suspense de chaque séquence illustrée. Quand elles débutent à l'écran, elles procurent immédiatement une tension palpable. En symbiose avec les images, la musique commence et dévoile la menace qui pèse sur la famille de Jack Ryan : The Hit démarre sur le plan de la main d'un terroriste retroussant une de ses manches pour révéler une montre et en arrière plan une arme ; Assault on Ryan's House s'enclenche sur la main de Jack Ryan qui tire un rideau, montrant ainsi l'éclairage publique qui fonctionne encore, et qui prouve par la même occasion que la coupure d’électricité à son domicile n'est pas anodine.
James Horner a fait appel à pas moins de dix percussionnistes et à ses fidèles claviéristes Ralph Grierson et Ian Underwood afin de déployer toute une gamme de sonorités brutes qui s'ajoutent l'une à l'autre. Il y a de quoi être dérouté lors des premières écoutes mais les apparences sont bien trompeuses car cette matière sonore est porteuse de sens à chaque instant. En effet, la grande réussite de ces longs morceaux et de l'inédit Cooley Escapes est de proposer sur la durée une multiplication de point de synchronisation entre les actions des personnages, les changements de plan, de scènes et les notes, les percussions, les synthétiseurs. Il y en a tellement que leur analyse nécessiterait un article entier. Retenons toutefois l'instant où Jack Ryan comprend que sa famille est menacée et se précipite vers sa voiture, l'accélération de rythme qui l'accompagne (The Hit à 3'27) constitue un moment saisissant de musique pour l'image.
[divider]Des Russes à la CIA ![/divider]
The Hit se conclut sur la sortie de route brutale de la voiture conduite par la femme de Jack Ryan. Leur fille passagère est fortement atteinte. Avec l'inédit Hospital Vigil, James Horner a l'occasion de nous offrir une petite parenthèse de tendresse dont il a le secret. La harpe et le hautbois forment un duo touchant au moment où Jack assiste au réveil de sa femme, et quand il lui annonce les blessures subies par leur enfant (à noter qu'une version alternative est proposée sur le second disque et voit l'ajout de clochettes dans l'orchestration). Puis les contrebasses suivent l'assombrissement du regard du père de famille bien décidé à tout mettre en œuvre pour la protéger et mettre fin aux agissements de Sean Miller et de ses compatriotes. La suite entraînante du morceau marque donc son retour à la CIA et annonce la vigueur que nous retrouverons deux ans plus tard dans le dynamique Operation Reciprocity de Clear and Present Danger. La conclusion à 2'40 du morceau nommé Studying Sean's File amorce le dernier axe de la partition : la citation de l'adagio du ballet Gayaneh d'Aram Khachaturian (1942), qui met en scène dans sa version d'origine une jeune femme arménienne dont les convictions patriotiques entre en conflit avec ses sentiments personnels.
C'est une des références favorites du compositeur. Du vide intersidéral d'Aliens aux ruines sans vie d'Enemy at the Gates en passant par Project X et tant d'autres, James Horner a tellement étudié ce mouvement qu'il fait partie intégrante de son discours musical. L'édition de La-La Land Records nous montre à quel point cette citation hante la partition. Dès le troisième morceau (CNN News Report), elle fait son apparition sur les images des terroristes qui effacent leurs traces. La suite du morceau évoque d'ailleurs toute la froideur et la dureté des cordes qui parcourront la ville de Stalingrad dans le film de Jean-Jacques Annaud.
Puis elle accompagne tout le travail de recherche de Jack Ryan à la CIA dans Studying Sean's File, Putting the Pieces Together, Reading to Sally, Two-Edged Surveillance.
Jack Ryan semble œuvrer sans relâche jour et nuit pour retrouver Sean et ses complices réfugiés dans un camp d'entraînement terroriste en Libye. Son enquête l'amène à se replonger dans ses souvenirs des attentas afin d'y déceler le moindre indice important comme la chevelure rousse de la terroriste Annette. La musique berce idéalement le lent rassemblement des diverses pièces du puzzle dans l'esprit de l'agent américain.
Finalement, la référence au ballet Gayaneh domine totalement Electronic Battlefield qui accompagne la scène de l'attaque du camp des terroristes, observée via des vidéos satellitaires. Elle s'unit à élan dramatique des cordes tiré du Largo de la 5ème symphonie de Dmitri Chostakovitch, poignante prière pour les héros et les victimes de la révolution morts pour la patrie, qui trouve légitiment sa place dans cette évocation à la fois virtuelle mais bien réelle d'un conflit armé. Electronic Battlefield condense tout l'amour de James Horner pour la musique russe et marque la fusion réussie de deux des plus beaux morceaux lents du Répertoire afin d'illustrer avec brio la froideur de la guerre technologique.
Electronic Battelfield (Patriot Games) – Bluebeard's flight (Project X)
La technologie au service du détachement et de l’indifférence face à la mort.
Le compositeur fait ainsi preuve d'une belle audace en s'inspirant des œuvres de compositeurs russes pour illustrer une histoire mettant en scène des américains à la fin de la guerre froide. C'est toute la science musicale du compositeur qui permet à cette transposition de fonctionner à l'écran et en écoute isolée. La version de Electronic Battlefield sans les percussions électroniques finales sur le deuxième disque nous permet d'apprécier véritablement la dimension classique de cette pièce de musique et sa filiation avec la musique soviétique qui l'a inspirée.
Sergueï Prokofiev, Dmitri Chostakovitch, Aram Khachaturian
[divider]Les jeux sont faits[/divider]
La musique pour Patriot Games ne peut pas plaire à tout le monde. L'ambiance du film, ses couleurs, sa photographie, ses thématiques laissent très peu de place à la chaleur et au plaisir immédiat. Et cela déteint logiquement sur la partition qui est dominée par une atmosphère glaciale. Ainsi sa principale qualité est-t-elle de fonctionner parfaitement sur les scènes du long-métrage en lui apportant un supplément d'âme et en évitant les écueils souvent fréquents : ennui sur la durée, triomphalisme à l'américaine, mièvreries pendant les passages sentimentaux…
Les instruments celtiques véritables moteurs de la dramaturgie, les morceaux d'actions complexes par leur contenu et leur approche, l'attachement de James Horner à mettre en musique la psychologie tourmentée des personnages, tous ces éléments font de Patriot Games une bande-originale solide, audacieuse et riche. Merci au producteur Dan Goldwasser de nous avoir permis de redécouvrir cette partition sous cet angle positif.
Nous vous conseillons donc de donner une seconde chance à cet opus courageux, osé et glacial célébrant la mort et la vengeance, il vous le rendra bien en vous livrant toutes ces qualités et subtilités.
Note : une petite réserve cependant sur l'organisation de l'album. Il est en effet dommage de ne pas avoir placé Assault on Ryan's House, Boat Chase – Aftermatch et Closing Credits sur le CD 1 afin de réunir tous les événements du film sur le même disque.