Cinéfonia Magazine, février 2006.
Entretien réalisé par Didier Leprêtre et Jean-Christophe Arlon
Cinéfonia Magazine) A l'arrivée, Le Nouveau Monde nous laisse un goût bizarre. Comment tout cela a-t-il réellement commencé ?
James Horner) Terrence Malick m'a convié à un rendez-vous, et il m'a expliqué Le Nouveau Monde comme un film sur la vie de Pocahontas dans lequel il souhaitait un amalgame total entre la poésie, la lumière et la musique: une véritable ode à la Nature. Je connaissais le style de M. Malick à travers ses précédents films et je savais qu'il pousserait à l'extrême ses choix esthétiques, qui pour la plupart rejoignaient les miens. A savoir le sens du détail et sa lente exploration, la conception d'une œuvre sensorielle et picturale, l'élaboration d'un chemin contemplatif voire onirique, beaucoup de symbolisme… Tout cela m'a ravi, et même si je savais que cela allait être un Chemin de Croix, j'ai tout de suite adhéré au discours de Terrence Malick. J'ai accepté ce challenge sans la moindre hésitation.
CF) On sait depuis que vos choix n'ont pas été en symbiose parfaite, loin de là. Qu'attendait-il de vous au départ ?
JH) Que je participe en notes à la beauté de la Nature. "Poésie" était un terme qui revenait sans cesse dans sa bouche, et il voulait que la musique remplace les mots. Le Nouveau Monde est un film avec un minimum de dialogue, au préalable même sans voix-off. La musique, ma musique avait ce rôle de "sons de la Nature" à travers l'amour et la spiritualité de Pocahontas. Terrence Malick est quelqu'un qui n'aime pas la linéarité et il m'a souvent décrit sa façon de filmer: "J'essaie de trouver le meilleur instant pour poser ma caméra et saisir le moment sublime où la poésie rencontre l'Absolu. Si ce moment doit durer plusieurs minutes, alors il durera plusieurs minutes !". Ma musique devait envelopper cette contemplation, ce à quoi j'aspirais très profondément. Vous comprenez, l'expérience n'était plus seulement cinématographique, le moment présent ouvrait les portes de la Divinité, symbolisée par cette jeune Amérindienne, et devenait spirituel dans tous les sens du terme. Malgré nos divergences futures, je trouve ce discours admirable, osé, unique et vraiment très beau. Je l'ai transcrit tel que mon cœur et mon esprit me l'ont dicté, et je ressens toujours des frissons rien qu'à l'évocation de ce travail.
CF) On ne vous cachera pas être tombés sous le charme de Q'Orianka Kilcher alias Pocahontas: cette jeune actrice nous a littéralement transportés.
JH) Terrence Malick est un magicien de l'image. Sa façon de poétiser Pocahontas est un ravissement sans faille. Cette jeune femme y a apporté en plus toute sa fraîcheur, sa fragilité et sa confidentialité. Elle m'a conquis aussi, au point d'en faire le point majeur de ma musique. Elle est belle et simple, simplement belle. En nous offrant ces moments d'éternité, Pocahontas devient encore plus magnifique, et je me suis mis à rêver devant cette prestation et cette image qu'elle reflétait. Q'Orianka Kilcher renvoie d'ailleurs souvent cette image sous forme de symbolisme et d'énigme à travers l'eau – comme dans la séquence d'ouverture, malheureusement écourtée par la suite -, une gestuelle, une pudeur, une expression. C'est une véritable princesse de sang, mais surtout une "princesse de lumière", qui de sa délicatesse fait naître les plus grandioses intentions. Elle éveille nos sens, elle a en tous cas éveillé les miens et j'ai calqué la plupart de mes harmonies autour d'elle. Spirituellement à travers une orchestration "onirique", organiquement à travers la voix de Hayley Westenra, et thématiquement à travers des motifs composés pour suivre la brise, le vent, l'herbe, ses mains sur les épis de maïs, tous ses moments "naturels" qui nous rapprochent de son Paradis, et donc du nôtre.
CF) Ce "Paradis" est omniprésent dans votre musique et s'installe dès les premières secondes de The New World. Comment avez-vous approché ce son de l'Eden ?
JH) Beaucoup de choses sont inversées dans ce film, et n'est pas primitif le peuple que l'on croit. De prime abord, on pourrait penser que Le Nouveau Monde suivra le parcours de John Smith mais très vite, j'ai compris que Terrence Malick s'en désintéresserait peu à peu. Sa caméra est comme aspirée par Pocahontas et, malgré ses multiples changements de montage, celui-ci reste elliptique à souhait. Du coup, la belle Amérindienne se fait aussi discrète qu'omniprésente et incarne, seule, Le Nouveau Monde. Du "désarçonnement" des premières scènes, on passe par la curiosité pour aboutir à une fascination qui m'a mis dans un état d'apesanteur. De par l'économie de mots, Terrence Malick a voulu que j'incarne la lumière sonore du film et j'ai franchi la barrière au-delà de ce qu'il souhaitait. Selon moi, Pocahontas éclipse ces deux hommes, John Smith et John Rolfe, elle éclipse aussi l'histoire autour d'elle, elle éclipse même le film puisque nous ne parlons déjà que d'elle. C'est ce qui a contrarié Terrence Malick, qui s'est aperçu au fil de la post-production que les moments d'éternité qu'il avait tant recherchés, il avait fini par les trouver bien plus qu'il ne l'imaginait, mais qu'ils étaient concentrés sur un seul et même personnage. Le film s'écoulait donc lentement, limpide et troublant comme l'eau de la rivière, bercé par les interrogations, les observations et l'introspection de Pocahontas. Pour moi, l'identification musicale était évidente, même si dans mon approche je savais que je sacrifierais quelque peu les autres personnages. Terrence Malick et moi étions d'accord sur le principe, maintenant je pense qu'il a sous-estimé l'impact de Pocahontas dans ses images et dans ma musique. Le "son" de la Nature, c'était celui de l'Amérindienne: des oiseaux qui accompagnent son parcours initiatique, la caresse de ses gestes au son du piano, la pudeur d'un langage inconnu traduite par la voix troublante et douce de Hayley, les émois et la romance d'une jeune fille narrés par la symbolique orchestrale choisie pour que finalement tout cet ensemble se retrouve dans ce son naturel global, cet Eden du Nouveau Monde personnifié par la poésie et l'intérieur existentialiste de Pocahontas. Pocahontas a été ma voix, celle par qui j'ai écouté le vent, la rivière et la lumière. C'est toujours elle qui a guidé mon chemin et mon travail sur ce film.
CF) Qu'est-ce qui a déterminé le choix vocal, à savoir la très jeune Hayley Westenra ?
JH) Je suis son parcours depuis plusieurs années maintenant. Elle a une voix comme je les aime: vierge et pure. C'est l'un des avantages de sa jeunesse. En étant à l'aise dans le "cross-over", Hayley touche un peu à tout: la variété, le lied, les chants sacrés, l'opéra, sans pour autant s'adonner pleinement à un genre. Elle n'est donc pas "contaminée" par une pratique, un style… Cette virginité, c'est aussi un grand atout, et elle a pu facilement s'immerger dans le rôle de Pocahontas. Tout en étant la voix organique de l'Amérindienne, elle a réussi le plus difficile: trouver et atteindre l'introspection. Sa voix est un trésor, et il est regrettable que Terrence Malick en ait eu peur.
CF) La Norvège, le Pakistan, la Macédoine… et maintenant la Nouvelle-Zélande, avec la voix divine de Hayley Westenra. Est-ce une nécessité pour vous que de "voyager" pour trouver la voix adéquate, le timbre unique ?
JH) Le voyage est nécessaire pour justement trouver cette virginité que je désire. Les interprètes américaines, voire occidentales, sont parfois trop formatées. De plus, je recherchais une chanteuse soprano et non une soprano chanteuse. Alors je m'éloigne, je voyage, j'écoute. Et là, je peux tomber sur un folklore traditionnel de Sissel en norvégien, une prière en latin de Charlotte Church ou un chant ancestral interprété par Hayley dans la langue des "Haka". J'écoute et je m'arrête. Hayley m'a stoppé net dès que j'ai entendu Pokarekare Ana, tiré de son album PURE. Un titre prédestiné ! C'est cristallin, sauvage, poétique et, encore une fois, pur. Sissel était la glace, Tanja Tzarovska le feu, Hayley est, elle, devenue une métaphore nominative, la belle "Princesse de Lumière" dans sa vierge Nature.
CF) La glace des icebergs, le feu de la Grèce Antique… Comment Hayley Westenra a-t-elle pu se réincarner en terre nouvelle ?
JH) On connaît peu la Nouvelle-Zélande et, toutes proportions gardées, ce pays reste un Nouveau Monde à découvrir. Il a réussi à garder sa culture, son isolation, ses rites. Cela peut ressembler à des images d'Epinal, mais les contrées de la Nouvelle-Zélande "sonnent" frais. Ses ruisseaux sonnent vrais. Ses montagnes sonnent hautes. J'ai l'impression que ce pays permet encore aux herbes de pousser librement, aux fleuves de couler et aux oiseaux de chanter. Hayley est l'un de ces oiseaux. Malgré toute la modernité de nos mondes respectifs, lorsque je l'entends chanter Pokarekare Ana ou Prayer de son dernier album, Odyssey, – encore un titre prédestiné ! -, je vois Dame Nature s'exprimer. La culture, l'isolation, le rite ancestral… Hayley possède tout cela car son pays le lui a offert et elle a su s'en imprégner. La géographie talentueuse, voilà aussi ce qu'elle a appris de sa "couleur locale".
CF) On ne peut s'empêcher de faire un parallèle entre Hayley Westenra et Pocahontas: même jeunesse, même fraîcheur, même poésie.
JH) Il y a même un rapport physionomique très surprenant et un lien métaphysique non prévu. Une timidité, non, plutôt une angoisse discrète. Une réserve aussi, davantage une pudeur. Bref, une véritable fraîcheur comme vous dites, une fraîcheur de vie nécessaire et bienvenue.
CF) A travers ses vocalises, Hayley Westenra est-elle seulement la voix de Pocahontas ou aussi celle du monde, toutes époques confondues ?
JH) Hum, je vous ai dit qu'elle était une "métaphore nominative". Ce qui ne répond pas à votre question ? (Rires).
CF) Vous disiez que Terrence Malick a eu "peur" de la voix de Hayley Westenra. Que s'est-il passé exactement ?
JH) Nous avons peu discuté ensemble avant que je compose, même si l'on se voyait souvent. Terrence est quelqu'un de fort peu démonstratif et tout se passait en un minimum de mots. Je voyais ses incroyables images et j'étais comme fasciné: les oiseaux, les champs, les arbres, le soleil… et cette fille qui semblait communier avec tous ces éléments. L'histoire importait, certes, mais l'intérêt était ailleurs. Je voulais que le travail de dentelle de M. Malick soit musicalisé et que le spectateur puisse saisir, explorer et comprendre les sentiments de cette jeune femme à la perfection. Il fallait instaurer un climat et des couleurs lumineuses pour que, dès la première note, on se dise: "Nous sommes dans le Nouveau Monde. Rien ici n'est comme ailleurs". J'ai écrit The New World tel que vous le connaissez aujourd'hui: "Nous sommes ailleurs en présence de la "Princesse de Lumière", de Pocahontas", me répétait une petite voix. Terrence était favorable à la vocalisation de la Nature, Hayley et les oiseaux, et j'ai d'abord travaillé sur le générique. L'introduction avec Pocahontas était plus conséquente et sans dialogue. Il y avait un long plan sur un lever de soleil, puis la caméra tournait autour de l'Amérindienne, laquelle implorait le soleil, puis elle plongeait dans l'eau et là, le générique commençait. Tous ces plans existent toujours, mais ils ont été dispersés avant / après les crédits et surtout raccourcis. Imaginez cependant la beauté de cette ouverture originelle. Nous sommes ailleurs en présence de la "Princesse de Lumière" et des oiseaux, n'oubliez pas. Le décor était là: le sensoriel, le pictural, le sonore, le poétique… réunis dans une présentation vocale, une invitation au voyage, une invitation aux moments d'éternité de M. Malick. C'est exactement la fonction des quatre premières minutes de The New World: le corps, l'eau, la lumière… avant que le cor annonce l'arrivée des Anglais via le générique conservé, il est vrai. Il me fallait cette présentation, cette introduction et, de là, l'ensemble du discours sonore pouvait commencer. Des semaines après avoir avalisé ce schéma, Terrence Malick a décidé de revoir la place de Pocahontas dans le film au point de le raccourcir de plusieurs dizaines de minutes, et surtout de hacher certaines séquences montées à l'origine telles des poésies sensorielles. J'ai accepté de "refaire" The New World mais la précision, la cohésion et tout bonnement la présentation en étaient fort altérées. Je l'ai présenté à M. Malick, lequel a semblé davantage convaincu. La caractérisation de ma musique du Le Nouveau Monde, bien que réduite, était toujours là. Finalement, il n'a gardé qu'un minimum.
CF) Vous continuez par First Landing, l'arrivée des colons anglais, remplacé finalement par le Prélude de L'OR DU RHIN de Richard Wagner.
JH) First Landing suivait le climat de l'ouverture, tout en graduant symphoniquement l'arrivée des Anglais. Elle regardait, Pocahontas regardait. Inquiète. C'est pour cela que l'harmonie use de la distanciation et de la réverbération. L'agencement est aussi très caractéristique en proposant un fort sens rituel, un cycle à travers les cors et une tonalité toute pastorale. Je voulais être neutre, que la musique soit "indolente" et sans dimension aucune d'apothéose. Le somptueux Prélude de L'Or du Rhin offre cette dimension d'apothéose, et je ne trouve pas que cela soit approprié. On sort de la vision de Pocahontas. On sort de la vision d'acteur pour n'être que spectateur. Sur une œuvre aussi belle, je considère cela comme un échec. L'intelligence de la brume ténébreuse de Richard Wagner n'est nullement en cause, mais la tonalité poignante, le crescendo virtuose n'ont que faire ici. L'Or du Rhin est une œuvre automnale, alors que cette séquence demandait une vision plus printanière. A cet instant, Pocahontas regarde. Sans juger, ni préjuger, elle regarde.
CF) On passe ensuite à An Apparition In The Fields…, la rencontre entre Pocahontas et John Smith.
JH) Je suis content que Terrence ai laissé la musique accompagnant Colin Farrell découvrant les champs du Nouveau Monde. Je n'ai pu l'inclure sur le disque car celui-ci était arrivé à saturation de temps, mais l'enchaînement avec An Apparition In The Fields… était magique et amenait l'altitude souhaitée pour comprendre la future relation et le titre suivant, A Flame Within, qui du coup s'est agencé différemment sur l'album. Là encore, Terrence Malick a raccourci la séquence et c'est fort dommage. J'avais décidé d'utiliser le silence lorsque Pocahontas et son frère jouent dans les herbes et de commencer le titre dès que le regard de l'Amérindienne croise celui de John Smith. Cet échange durait une minute et c'était crépusculaire, mystérieux, noble, profond. J'étais béat devant une telle scène. Deux regards et un clavier qui chante. J'avais un tableau de Maître devant moi, avec cette lumière naturelle qui berçait leur observation, le vent qui effleurait leurs corps. C'était une séquence magistrale. Puis Hayley entamait leur premier dialogue, leur premier échange d'amour tout en délicatesse. Je voulais qu'elle adopte un timbre touchant, en retrait, quasiment ingénu, de manière que sa petite voix esquisse comme un sourire d'une infinie douceur. Le thème continuait et se répétait. L'idylle était là face à moi, sans que rien ne transparaisse autrement qu'à travers ma musique. Ces regards, ces longs plans de découverte, j'avais la sensation de les avoir saisis en faisant se rencontrer le corpus fondateur de la musique, le piano et la voix nue de Hayley. Malheureusement, Terrence Malick est revenu sur ses premières intentions et a préféré le silence pour "narrer" leur rencontre, utilisant même un extrait tronqué du Concerto pour piano n°23 de Wolfgang Amadeus Mozart en guise d'accompagnement des joies fraternelles de Pocahontas. Je ne comprends toujours pas ! Avant le mixage final, Terrence Malick a voulu réintégrer ce morceau en le faisant partir dès le départ de la scène, avant même que John Smith n'apparaisse, et a voulu l'utiliser sans la voix de Hayley Westenra. J'ai refusé. La musique est redevenue silence.
CF) Pocahontas vous a réunis, Terrence Malick et vous. C'est aussi elle qui vous a séparés !
JH) On peut le dire ainsi.
CF) Parlez-nous de A Flame Within, un pétale de "rose" de plus dans votre carrière.
JH) Terrence Malick n'a pas jugé bon de laisser les premiers émois de Pocahontas, qui surviennent alors que John Smith se trouve dans le camp du chef Powhatan, et c'est très frustrant. Il y avait un magnifique plan où la belle Amérindienne marchait pieds nus sur un arbre puis croisait à nouveau le regard du colon. L'idylle n'était plus naissante mais bien vivante. La flamme, bien qu'intérieure, jaillissait ! En gardant son calibrage d'une minute, Terrence Malick montrait l'appel de Pocahontas envers cet homme, puis enchaînait superbement vers leur relation "naturelle". Il observe. Elle vagabonde. Il réfléchit. Elle erre au gré du vent. Il médite. Elle ouvre ses bras vers le soleil. Comme tout à l'heure, j'ai voulu commencer à la croisée des regards. Hayley appelle cet homme. Avec toute la sincérité de sa voix intérieure, elle appelle encore et encore. C'est un chant de dévotion. Puis John Smith répond en musique, et l'étreinte musicale peut prendre forme. Pour la première fois, le thème de Pocahontas se fait distinct et lance les cordes rêveuses. C'était le moment idéal, Terrence Malick ayant capté la lévitation de l'instant. A mon tour alors de lancer le thème de Pocahontas, une mélodie où la simplicité se mélange à la nudité et au raffinement si intimement entremêlés. A la fin, il n'y a même plus de corps, il n'y a que des vibrations et des sensations. Puis un soupir, puis le silence. John Smith et Pocahontas apprennent à communiquer. Leur dialogue phonétique devient musique. Celle-ci ne reprendra que bien des scènes plus tard, lorsque l'Amérindienne offrira une plume de ses cheveux au colon. La déclaration est faite, place aux arabesques pianistiques très sobres que M. Malick m'avait demandées d'écrire et dont il reste quelques effluves dans la version finale. Pas besoin d'épanchements lyriques, les images se suffisent à elles-mêmes. Seul subsiste le son fragile du piano affectif en guise d'illustration. Là aussi, le disque n'avait plus assez de place, mais il aurait été intéressant de confronter ce titre de trois/quatre minutes avec An Apparition In The Fields… enlaçant A Flame Within. Dommage. Leur idylle étant découverte, John Smith sera expulsé du camp. A décision radicale, changement abrupt. On redescend sur terre et l'on retrouve l'orchestre et son expression tragique. Journey Upriver entame le déclin de la relation puis le départ du colon. En opposition à la teinte liée à Pocahontas, j'ai mis en avant la densité nonchalante de John Smith par des passages syncopés, présentant les cors sous un jour quasi funeste. Cela avait l'avantage de rendre à la thématique un rôle d'affect précis et de permettre l'usage du sostenuto, toujours en syncope, en guise de contrepoint, en canalisant tout effet d'inflexions. La musique devenait "nocturne", raccompagnant le colon à son fort d'origine. Le grandiose des choses simples comme sait le faire Terrence Malick dans ses premières intentions. Malheureusement, tout a volé en éclat et cette construction est partie en fumée. Ce discours était anéanti par l'inversion de toutes les séquences, et Terrence s'est réfugié à nouveau dans les mêmes extraits classiques, ô combien loin de la vérité. Si la partie pianistique du concerto de Wolfgang Amadeus Mozart pouvait se fondre avec les images, les cordes étaient elles d'un lyrisme cinématographique complaisant et, à nouveau, fort inapproprié. Je ne mentionnerai même pas le travestissement de L'Or du Rhin, tant il est hors-sujet et anormalement vidé de ses qualités spirituelles.
CF) L'hiver arrive. La première partie de Winter – Battle devrait être là, et pourtant, c'est une toute autre musique que l'on entend.
JH) En fait, la musique que vous entendez lorsque Pocahontas et John Smith se retrouvent était bien celle que j'avais écrite à l'origine. A nouveau, les moments d'éternité de Terrence Malick sont stupéfiants, et tout est dit dans ces regards, troisième partie. J'ai pris l'axe de l'intimité et j'ai rendu le mouvement le plus touchant possible. Comme précédemment, la musique devait être "fragile" et discrète. Ce qui a plu à M. Malick. Par contre, l'introduction de Winter – Battle a été supprimée et je le regrette. Vous comprenez, je m'attendais à ces moments absolus de leur retrouvailles et j'ai jugé opportun d'anticiper leur discrétion par une chaleur toute spirituelle. Dans la scène ou Pocahontas se dirige vers le fort, j'ai demandé à Hayley d'appeler au secours et elle a su rendre sa voix interrogative comme un appel de détresse. Durant ce long cheminement, Pocahontas, emmitouflée dans son manteau d'hiver, se réchauffe en sachant qui elle va revoir et pourquoi. J'ai bien expliqué à Hayley cette vision anticipée, cette approche mystique. Nous repartons aux Cieux ! La lenteur de la démarche de Pocahontas dans le froid allait merveilleusement avec la chaleur de la musique, et comme sur A Flame Within, la musique s'arrêtait où la réalité charnelle commençait. Terrence Malick a trouvé que la dimension onirique était trop présente et que l'intime n'était pas sacralisé comme il le désirait. S'il comprenait l'Eden, en revanche il n'aimait pas sa sonorité trop généreuse. C'est son choix, et forcément cela a influé sur Of The Forest qui, du coup, a perdu sa connexion avec Winter – Battle.
CF) Pour écrire un morceau comme Of The Forest, il faut avoir été une feuille, une branche, un arbre, un oiseau, il faut avoir été une forêt ! Ou il faut être l'auteur de The Spitfire Grill. Ce morceau est-il votre tribut à la beauté et la virginité du monde quand il est préservé de la civilisation ?
JH) Je suis plus sûrement l'auteur de The Spitfire Grill mais, quelque part, je suis spirituellement cet arbre, cet oiseau, ne serait-ce que pour croire à la Mère Nature. Et j'y crois. Mais plus que la Nature, il y a l'Amour et la Nature. Et c'est précisément l'intention de Of The Forest. Après les retrouvailles de Winter – Battle, le printemps arrive et en un plan, Terrence Malick nous transporte dans la saison propice. Une fleur, un champ, des oiseaux. Pocahontas qui sort des bois pour enlacer son bien-aimé. Rien de puéril, rien de sirupeux, M. Malick capte simplement le "divin". Là, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de suivre ce divin et d'entrer dans une phase de "lévitation" musicale. Winter – Battle a enclenché l'atmosphère rêveuse et les sonorités caressantes, Of The Forest, c'est l'acte lui-même. Tout en restant très prude, l'acte existe et la forêt, les oiseaux, les feuilles… tout cela conjugue l'exotisme divin au présent. On pensera ce que l'on veut, l'esthétique de ce morceau est intègre et offre ce que j'espérais: la plénitude de l'instant dans un délicieux mélange de délicatesse et de tendresse, et ce dans un cadre sacré. Evidemment, Terrence Malick n'a finalement pas retenu ce choix, mais n'a pas foncièrement changé ces séquences particulières. Il m'a demandé de composer un accompagnement léger au piano pour les étreintes et je me suis exécuté. C'est sûrement très beau, mais le niveau des couleurs est loin d'être le même. Par contre, l'enchaînement avec Pocahontas And Smith est lui d'origine, même si encore on ne retrouve des bouts qu'ici et là. Après l'illumination, place à la réalité et au choc culturel. L'orchestre reprend le pas sur les perspectives et les surprises harmoniques et ce titre sonne comme le glas de leur quête d'amour. Là, Terrence Malick a beaucoup aimé car ce calme orchestral lui sied parfaitement. Je trouve au contraire que rien ne vaut les contrastes et les nuances. Soit. Of The Forest est-il ce que vous prétendez qu'il soit ? J'aimerais beaucoup.
CF) Nous sommes forcément surpris d'entendre des bribes ici et là de Pocahontas And Smith, un peu partout dans la seconde moitié du film, y compris lors de séquences avec Christian Bale (John Rolfe).
JH) Non, non. J'aurais dû appeler Pocahontas And Smith, For The Love Of A Princess, mais c'était déjà pris (rires). Ce thème est vraiment celui de l'Amérindienne et de sa nouvelle réalité. Qu'il soit repris pour suivre le parcours amoureux de Pocahontas ne me gêne pas, au contraire.
CF) Olivier Messiaen s'est largement inspiré de chants d'oiseaux dans ses compositions, mais vous allez plus loin dans le sens où vous les utilisez comme un élément d'orchestration, et non comme une imitation. Dans quelle optique les avez-vous incorporés, et pourquoi dans Of The Forest en particulier ?
JH) Le son est une musique lorsqu'il sort de la technique pour rentrer dans l'esthétique voulue. Je désirais pour ces moments d'absolu d'autres couleurs, d'autres paysages encore plus lumineux, et j'ai trouvé que cette traduction de la plénitude était juste, naturelle et fort spirituelle. Non seulement l'instant devenait singulier mais, en plus, il devenait végétal, organique et pictural. L'alliage était expressif, forcément, mais aussi poétique et subliminal. Ces chants d'oiseaux n'ont rien de décoratif, ils offrent d'autres reliefs et reflets, d'autres visions. Ils les suscitent même.
CF) Vous revenez à des couleurs plus sombres avec Forbidden Corn.
JH) La brisure annonce la déchirure. Terrence Malick voulait une ornementation sans surcharge expressive et nous étions d'accord. Voir Pocahontas seule dans la forêt demandait une musique méditative. De la sculpture, nous revenions au dessin. Le jour a cédé sa place à la nuit et l'orchestre pouvait reprendre son parcours nocturne. Forbidden Corn est un titre très long car j'ai tenu à ce que le changement de climat poétique soit accompagné de musique, de bout en bout. Les oiseaux se sont tus, le soleil s'est couché. Place à la musique, à cette musique liée à la méditation et à la décision. Et j'en ai bavé ! Ce fut très difficile d'obtenir cette sophistication sur la longueur. J'ai passé des semaines sur ce morceau. Je ne voulais pas "lâcher" Pocahontas mais parallèlement, il fallait que je prenne un certain recul, d'où l'utilisation répétée de cordes contrapuntiques de manière à ritualiser un cycle. L'ensemble final me paraît cohérent, car Forbidden Corn propose un réel développement, un crescendo non abouti mais qui rebondira plus tard. La seconde construction de la belle Amérindienne peut prend racine, car ce titre est pour elle, uniquement pour elle. Durant cette séquence, j'ai été interpellé par John Smith, qui conclut que cette forêt de la future Virginie n'est pas le monde. Même s'il a logiquement raison, spirituellement je ne voulais pas le croire. Et j'ai traduit ce sentiment de trouble dans Forbidden Corn, l'alliance de ces deux extrêmes qui se séparent. La conclusion est tout aussi imagée. J'ai demandé à Hayley de prévenir de la brisure de l'Amérindienne, d'implorer la raison même si cela est annonciateur de la déchirure des Hommes. La bataille peut commencer. Plus terre à terre, dans Le Nouveau Monde, la parcimonie a régné en maître, mais quoi qu'il en soit, je suis très fier d'avoir écrit Forbidden Corn, de vous l'expliquer et que vous puissiez l'entendre non démantelé. On reprend: la bataille peut commencer.
CF) Dans la deuxième partie de Winter – Battle, vous renouez pour la première fois depuis 10 ans avec la "musique d'action" de Braveheart, mais avec un point de vue tout à fait différent, plus détaché, plus abstrait. Est-ce votre choix, et comment se justifie-t-il dans Le Nouveau Monde ?
JH) C'est totalement mon choix. La barbarie des images devait se traduire par une certaine forme de sauvagerie dans la musique, mais je voulais conserver le recul dont on vient de parler. Terrence Malick, lui, voulait une musique apaisante qui contrebalancerait les images. J'ai donc adopté un axe plus abstrait comme vous dites, tribal, primitif, brutal, pour que le "son" fasse une descente sépulcrale dans les abîmes de la violence. Gardant la vision de Pocahontas, j'ai demandé à Hayley d'interférer dans la désincarnation de Winter – Battle, comme si elle était témoin du carnage et qu'elle criait: "Assez !". Au niveau du détachement, je crois que cela vient bien volontiers de la tessiture suraiguë que j'ai choisie et de la notation rythmique. Sur un morceau comme celui-là, les proportions sont très exigeantes car elles soulèvent la modalité, le tempo et leurs transparences. Au départ, la bataille devait être muette et la complexification du tissu instrumental se justifiait parfaitement. En fin de compte, Terrence Malick a fait beaucoup de compromis avec lui-même, désarmant l'intention musicale de la bataille. C'est son choix.
CF) Dans All Is Lost, que représente le crescendo final, scandé par le piano puis par les cordes, déjà esquissé dans Forbidden Corn ? C'est une déchirure, mais avec laquelle vous semblez prendre une certaine distance, comme pour marquer sa gravité et son universalité. Dans un sens, ce n'est que le début des ravages du progrès. Vous ne jouez pas seulement sur l'émotion, mais sur la raison, la prise de conscience.
JH) Le titre est très sombre, et cela ne reflète pas totalement mon intention. Je dirais que la seconde partie de votre question est intéressante car le progrès, la prise de conscience est votre métaphore de l'entrée dans la civilisation de Pocahontas. Après son renvoi, la belle Amérindienne trouve refuge dans le fort des colons. Elle trouve aussi refuge dans la langue anglaise, dans les robes, dans les institutions, mais en même temps elle perd ses repères et sa grâce naturelle. Terrence Malick montre habilement cette transformation, cette conscience troublée, affaiblie. All Is Lost propose de ce fait un long lento central avec thème et variations. On reste dans la couleur de Forbidden Corn, car la brisure s'intensifie. Certains effluves de cordes continuent à jaillir lors d'étreintes spontanées, mais la déchirure est inévitable. Le subliminal n'existe plus, le son de la Nature a changé, l'Eden est tout autre. Musicalement, la déchirure devait être consommée et j'ai fait appel à ce crescendo, cette déclamation fondée sur la métrique originelle de la "Princesse de Lumière" pour couper le cordon ombilical. Sans accentuation, sans démonstration, sans dogme cher à Terrence Malick, je m'approprie toujours l'aspect idiomatique de Pocahontas. Mais vous avez raison, je "l'universalise". Hayley retrouve alors son âme pour un dernier adieu à John Smith. Tout semble perdu.
CF) Sauf que l'âme ne meurt jamais, et l'esprit de Pocahontas renaîtra grâce à un autre homme.
JH) Rolfe Proposes est le début d'un autre film, là où tout en étant relatif, Terrence Malick excelle un peu moins, je dois l'avouer. Je le lui ai dit sans réaction de sa part. L'arrivée de John Rolfe glace encore plus l'Eden disparu et annonce la "civilisation". Christian Bale est remarquable de justesse, mais c'est la froideur des images qui me gêne. Elles semblent moins magiques, sans le génie pictural qui me faisait chavirer. On entend bien le chant d'un oiseau dans le fort, mais celui-ci ne semble pas sincère. Les champs sont toujours aussi grands, les herbes aussi hautes, mais quelque chose a pris fin. Cinématographiquement, le virage aurait pu être plus flagrant, alors que j'ai l'impression d'une continuité qui n'en est pas une. C'est mon cœur qui parle, et la distance que vous évoquiez n'est pas mise à jour aussi nettement que je l'aurais cru. Rolfe Proposes, qui est sur l'album, a été écrit pour les images que j'aurais aimé voir: une Pocahontas triste mais plus constructive, une Pocahontas affectée mais plus vivante. Je ne l'ai même pas proposé à Terrence Malick et j'ai composé un "autre" Rolfe Proposes plus discret, faisant appel à un piano moins espressivo. J'ai vu et revu les dernières minutes de Pocahontas sur sa terre vierge, et j'ai composé face à ces images en direct. J'ai écrit encore et encore jusqu'à ce que je trouve les notes justes de la dignité de Christian Bale, jusqu'à ce que je trouve l'élégie de la fragilité de Pocahontas. Nous étions tous les trois sans considérations musicologiques ou stylistiques. Juste de l'affection entre un compositeur, une princesse et un homme. M. Malick a bien sûr approuvé ce genre de retenue, qui était plus en phase avec ses précédents choix. Pour ma part, je reste fidèle au discours plus expansif de ma partition et à son implication morale et physique.
CF) Le film s'achève en Angleterre avec de nouvelles reprises des mêmes extraits classiques cassant toute magie, si magie il y avait. A Dark Cloud Is Forever Lifted est ainsi resté dans les brumes de Londres !
JH) J'ai lu que certains critiques reprochaient à Terrence Malick sa vision de Londres et je ne suis pas d'accord. Je trouve justement qu'il a su se détacher des lumières du Nouveau Monde, le soleil brille mais ne chauffe plus. C'est un autre climat, une autre atmosphère. Peut-être est-ce le sourire de Pocahontas jouant avec son fils qui me rend moins objectif ? Je ne sais pas. Néanmoins, je maintiens mon soutien à ces images venues d'une autre époque. L'Art pictural au sens le plus noble qu'il m'ait été donné de voir. L'art musical est différent bien sûr, mais je trouve le choix du Prélude de L'Or du Rhin plus judicieux qu'en début de film. L'intensité, bien que discutable, méritait une apothéose sonore, une fièvre émotive que Terrence Malick a très bien su prendre à Richard Wagner. De mon côté, j'ai poursuivi ma route et je n'étais ni en Angleterre, ni en Virginie. J'étais revenu au divin grâce à cette jeune femme qui jouait avec son fils. Londres ou Jamestown, peu m'importait. J'étais ailleurs avec elle, d'où une relecture de mes idées, mais avec une ferveur plus colorée. En courant après son fils, Pocahontas "chorégraphie" ma musique, même si cette dernière a été écrite bien après. Je crois d'ailleurs que si M. Malick m'avait demandé d'écrire ce passage en amont, j'aurais échoué. Le visage rayonnant de l'Amérindienne, le fait qu'elle soit "heureuse" même si ce n'est que du point de vue occidental, c'était la plus belle des conclusions… A Dark Cloud Is Forever Lifted prolonge Rolfe Proposes et retourne au subliminal, au féerique. L'orchestre et le langage n'est plus onirique, il devient la lumière du Monde et Hayley le clame dans une brève vocalise, juste dans le registre qu'il faut. Magnifiquement. Le bonheur sur l'instant de Pocahontas devient le nôtre. Le son de la Nature peut reprendre ses droits avec ses couleurs chaleureuses et lumineuses. Le chant intérieur devient extérieur et inversement. Un dernier regard sur l'Amérindienne souligné par la préciosité de la flûte de Tony Hinnigan, identiquement à ce que j'avais entrepris lors de la mort de Jack Dawson dans Titanic. Un dernier souffle, un écran noir et le générique pouvait commencer. La fin de A Dark Cloud Is Forever Lifted (8:23 – 9:55) était mon générique d'origine, auquel s'enchaînait Listen To The Wind. Mais, fidèle à sa logique, Terrence Malick n'a conservé que la partie "britannique", cors et orchestre.
CF) Quel regard portez-vous sur l'utilisation de votre musique dans le film ?
JH) A l'origine, rien ne devait se passer de la sorte. Néanmoins, je connaissais le parcours de Terrence Malick et les insertions d'Erik Satie, Camille Saint-Saëns ou encore Gabriel Fauré en lieu et place des partitions de Ennio Morricone et Hans Zimmer dans ses précédents films. Je pensais "échapper" à ce traitement, car j'ai été impliqué très tôt dans le projet et Terrence Malick approuvait toutes les idées que je lui soumettais. Au fur et à mesure que je voyais ses images, ses tableaux, je lui faisais écouter mes intentions et, à nouveau, il approuvait. C'est vrai qu'au début chaque scène durait dix minutes, et je savais qu'elles seraient raccourcies à une, deux minutes tout au plus. J'anticipais ce montage avec son accord, avec l'accord de New Line également. Durant ces premières semaines où j'étais face à de longs tableaux, ou même l'inverse, face à un écran noir que Terrence s'engageait à combler, j'ai dû écrire deux heures de musique. An Apparition In The Fields… devait durer quinze bonnes minutes, Of The Forest autant. Les morceaux n'étaient pas calibrés, ni aussi "propres" qu'aujourd'hui, mais toutes les intentions étaient là. Il y avait certes beaucoup de répétitions du fait de la longueur, mais encore une fois, ma musique était déjà là. Terrence Malick semblait convaincu par mon esthétique et il m'a dit à plusieurs reprises: "Apporte-moi un morceau terminé, je calquerai mes images sur le "son" que tu leur a offert". Dans la pratique, cela n'a jamais été le cas. Plus le montage avançait, plus Terrence Malick avait des doutes. Surtout sur Pocahontas qui "envahissait" le film au point de devenir un film sur elle, et non sur sa passion avec John Smith ou toute autre considération. Pour ma part, j'aurais été ravi d'un film sur Pocahontas, et c'est ainsi que j'avais compris les changements, ou du moins l'évolution qu'il voulait accomplir. Il y a donc eu marche arrière de sa part – et marche avant de la mienne. L'écart s'est creusé, et après de multiples échanges et refontes de ma musique, Terrence m'a annoncé qu'il voulait finalement renoncer au "son" de Pocahontas que nous avions approuvé tous les deux, et que personnellement j'approuve toujours. Quand je pense à l'émotion qui m'a traversé lorsque je visionnais ces images de l'Amérindienne dans les champs, quand je pense à ces longs jours où j'étais face à un écran noir en me disant: "Là, Terry va rajouter un perroquet, là il y aura un reflet dans l'eau donc là, on verra Pocahontas parler avec les arbres…". J'y étais totalement. Quel gâchis !
CF) Comment avez-vous réagi face à ce gâchis ?
JH) Paul Broucek et les gens de New Line n'ont pas plus compris que moi. Nous avons tous essayé de convaincre Terrence Malick de renoncer à intégrer des extraits classiques, mais il était seul maître à bord et, au bout de quelques semaines, j'ai jeté l'éponge. J'ai dit à Paul Broucek et à Dick Bernstein, mon monteur musique: "Qu'il prenne ce qu'il veut, où il veut, quand il veut. J'ai ma conscience pour moi. Je n'ai ni sacrifié nos idées, ni sacrifié le film. Je reste fidèle à mes intentions". Paul était plus que d'accord avec moi et il m'a soutenu chaque jour pour que je maintienne mon "son" de la Nature et que j'aille jusqu'au bout de mes idées, Cd compris. Etant donné qu'il était le témoin privilégié de la construction de cette partition, Paul était effaré. J'ai donc travaillé comme je vous l'ai expliqué. J'avais une scène finalisée, je la musicalisais selon mes sentiments. Je la donnais à Terrence Malick qui ne disait plus rien. Plusieurs jours après, la scène avait de nouveau changé et je devais recommencer. Parfois, je le faisais, parfois non. Lorsque j'estimais que la "x-ième" version de Of The Forest était ok, je stoppais. Ainsi, j'ai construit mon propre "achievement" et satisfait tout le monde sauf M. Malick. Dick Bernstein a eu alors un rôle important car il était au milieu de nous deux en essayant de faire en sorte que ma musique ne soit pas trop dénaturée dans le film, et je le remercie à nouveau de son intégrité.
CF) Vous qui écrivez rarement dans les livrets, qu'est-ce qui vous a poussé à le faire pour Le Nouveau Monde?
JH) Il fallait que je remercie Dick Bernstein, et je voulais dédramatiser le débat. C'est chose faite. Ensuite, je désirais que les auditeurs et / ou les spectateurs sachent ce qui s'est passé réellement et ce, selon la philosophie de Terrence Malick: en un minimum de mots ! J'ai donc écrit cette simple phrase pour remercier Paul Broucek de son soutien permanent, de sa croyance en mes instincts musicaux et, quelque part, d'avoir permis au Cd d'exister de la sorte. Je n'ai pas essayé de régler de comptes, mais c'est tout comme.
CF) En dehors de toute considération musicale, quel regard portez-vous sur le film de Terrence Malick ?
JH) C'est une œuvre rare. Un chef-d'œuvre incontestable.
CF) Parallèlement, qu'est ce qui vous a le plus agacé ?
JH) J'ai été invité sur CNN en novembre et j'ai expliqué mon vécu via une image. C'était comme si j'écrivais un ballet pour Pocahontas sans qu'aucune chorégraphie ne me soit proposée. Après avoir terminé l'écriture, alors le travail sur la danse pouvait commencer. Cette danse allait bien avec la musique sauf que, petit à petit, Pocahontas a dû laisser sa place à La Belle au Bois Dormant de Piotr Ilyich Tchaïkovsky. Ce qui m'a vraiment agacé est l'énorme investissement de moi-même et de Terrence Malick pour que finalement les trois-quarts de ma partition disparaissent.
CF) Qu'est-ce qui fait selon vous que vous n'avez pas réussi cette fois à imposer votre vision de l'histoire tout en suivant celle du réalisateur ?
JH) J'ai suivi la vision de Terrence Malick, mais il a changé d'avis au point de renier ses premières décisions. Je n'avais pas eu à imposer ma vision car elle était identique à la sienne. Cela aurait dû être donc plus facile que sur certains autres films. Après, tout est une question de choix et d'honnêteté. Je considère que je me serais trahi si j'avais mis au panier ma musique pour en recomposer une autre "à la manière de" Wolfgang Amadeus Mozart, Richard Wagner ou je ne sais qui. Je ne pouvais pas réduire mon travail de huit mois à ce que vous entendez dans le film, ce n'était pas possible.
CF) Le Cd ne porte pas la mention "original soundtrack", et à aucun moment le nom de Terrence Malick n'est cité (excepté dans la fiche technique).
JH) Faire partie de la bande originale avec L'Or du Rhin ou le Concerto pour piano n°23 ne m'intéressait pas. Puis participer à un disque sans Hayley Westenra, vous imaginez ! Ayant tous les droits sur ma musique, New Line m'a payé pour utiliser ce qui reste dans Le Nouveau Monde. La suite m'appartient, et en accord avec Paul Broucek, nous avons décidé de sortir ce qu'aurait dû être la bande originale du film. Exit donc toute la musique liée à John Smith – sa capture par les Indiens, les séquences au fort… -, exit la relecture de Rolfe Proposes et consort. "Réintégration" de la prodigieuse Hayley et du "son" de la Nature. Avec Dick, nous avons refait tout l'agencement pour que l'écoute soit agréable. Maintenant, vous avez l'objet dans vos mains.
CF) Etant donné la quantité de musique que vous avez composée, envisagez-vous d'en tirer un deuxième album ?
JH) Il est dommage qu'il m'ait manqué quelques minutes pour pouvoir inclure la totalité de ce que je voulais que vous entendiez. Un second volume est fort improbable, même en cas de triomphe titanesque de cet album. Je ne me vois guère faire les concessions que j'ai refusées pour cet opus-ci.
CF) Contrairement à la partie instrumentale et à votre musique en général, il y a très peu de silences et de respirations dans Listen To The Wind. Pourquoi ce choix qui contraste avec l'amplitude de la partition ?
JH) Pour la raison que vous venez de dire: le contraste. La qualité des paroles de Glen Ballard était telle qu'il fallait que Hayley se surpasse mais dans un registre différent, voire contraire. Je lui ai demandé une voix fruitée, une distinction dans la diction, un minimum d'inflexions donc une clarté diaphane et une émotion constante. Dans le registre du Nouveau Monde, Hayley a tissé une architecture expressive qui a fui la grandiloquence en trouvant ses moments d'éternité. Sa voix était vraiment cette jeune femme. Prisonnière ou libre, sauvage ou civilisée, Hayley a conquis le vent. Dans Listen To The Wind, elle l'a écouté et appelé pour nous.
CF) C'est très poétique.
JH) Oui, et j'en profite pour faire un aparté sur Alan Menken et son Pocahontas, admirable. Listen To The Wind est un hommage non dissimulé, qu'il le sache.
CF) Que représente Le Nouveau Monde dans votre œuvre ? Lui accordez-vous une importance particulière ?
JH) C'est une partition inclassable. Elle restera à part. De sa conception à sa réalisation, elle ne ressemble à rien de ce que j'ai connu auparavant.
CF) Contrairement à des partitions récentes comme Flight Plan, The Chumscrubber, House Of Sand And Fog ou The Four Feathers, Le Nouveau Monde apaise plus qu'il ne bouscule. Le ravissement n'est pas moindre, mais il n'appelle pas la même implication émotionnelle. Très proche de Iris ou The Spitfire Grill, il ne pousse pas les émotions aussi loin et, paradoxalement, reste parfois un peu abstrait. Cette impression vient-elle du fait que votre musique sonne comme la contemplation d'un monde perdu, qu'elle nous place dans l'esprit de la Nature et de Pocahontas, sa personnification, de la façon la plus pure possible, ceci sans l'intervention de l'homme civilisé, de ses repères et de ses sentiments ? Le Nouveau Monde n'est-il pas finalement le chant de la Terre adressé à l'homme, n'est-ce pas une communion qui nécessite d'abandonner ses certitudes et ses illusions ?
JH) Elle me manquait, votre longue question-réponse à laquelle j'ai droit à chaque fois (rires). Je vous laisse juge. Je ne peux rien ajouter car vous résumez et extrapolez fort bien. Je vous laisse juge et… témoin.
CF) Lors de notre dernier entretien, vous déclariez: "Passé, nouveau. Vision sur le passé avec un regard nouveau, vision passée sur la nouveauté". Cette fusion entre passé, présent et avenir n'est-elle pas justement au cœur de votre œuvre, et Le Nouveau Monde, à ce jour, l'aboutissement de cette notion d'intemporalité ? Les hommes passent, le monde reste et ne change que très peu à l'échelle du temps.
JH) C'est une nouvelle extrapolation et une intellectualisation de mon discours que j'apprécie, il va sans dire. Je disais au début de cet entretien que n'est pas primitif le peuple que l'on croit. N'est pas acquis ce que l'on sait non plus. Chacun doit trouver son échelle, concevoir son existence et la partager avec la Mère Nature. L'intemporalité n'est pas ce que l'on est mais ce que l'on reste. Ma musique le sera pour moi, sur une échelle que j'espère encore gravir.
CF) Auriez-vous aimé vivre à Jamestown en 1607 ?
JH) Concernant le nom de la cité, je n'y suis pour rien (rires). Si l'on en croit la véritable histoire, Pocahontas n'avait que 12 ans en 1607 et était une petite fille très "libre" et joyeuse qui courait nue dans les champs, parlant aux arbres et aux fleurs. On n'a jamais su la teneur de sa relation avec John Smith, mais il semblerait que la légende ait pris le pas sur la réalité. Elle a effectivement épousé John Rolfe et eu un petit garçon, qu'elle n'a pas vu grandir puisqu'elle est morte quelques années après sa naissance. Je trouve d'ailleurs superbe l'idée de conclure Le Nouveau Monde avant cette fin londonienne tragique. Ai-je répondu à votre question ? Si j'avais pu côtoyer Pocahontas, peut-être aurais-je aimé vivre à cette époque dans ce lieu naturel.
CF) Nouveau monde, temps présent, monde futur… Si vous deviez faire une déclaration à ce monde dans lequel nous vivons ?
JH) Rebâtissons Jamestown sur de nouvelles bases, de nouveaux principes. Ecoutons le vent, il a beaucoup de choses à nous dire.
CF) Avez-vous peur pour l'avenir de ce monde ?
JH) Pas particulièrement. Dans Le Nouveau Monde, Terrence Malick ne parle pas que du passé. Pour autant, il ne faut pas anticiper l'avenir sous un jour funeste. Profitons du présent quel qu'il soit, et gardons foi en nous, les Hommes.
CF) Vous vouliez terminer par un remerciement bien particulier ?
JH) Terrence Malick a été un génial tyran ou un génie tyrannique, comme vous voudrez, mais je voulais le remercier de m'avoir permis d'écrire cette musique. Quoi que l'on retienne de cet entretien, Le Nouveau Monde a été une expérience enrichissante, peut-être la plus enrichissante de ma carrière professionnelle. De la négation naît le positif. J'en suis conscient. De l'affrontement naît le rapprochement, et j'ai rarement été aussi proche de moi-même. Bonne écoute.
Photo crédit : © New Line Cinema