PAS DE DEUX : LE POÈTE RENAÎT DE SES NOTES

Alors que les notes s'égrènent en un ballet miroitant de couleurs et de résonances, la vie musicale de James Horner semble défiler par-delà les modes et les contraintes. Egal à lui-même, le compositeur chéri de Hollywood, un rien délaissé ces dernières années par le vecteur même qui a forgé sa légende, ne transpose en rien sa signature musicale en passant du grand écran aux salles de concert. Les premières mesures sont sans équivoque: Krull, The Spitfire Grill, To Gillian On Her 37th Birthday, Iris, House of Sand And Fog…, l'héritage classique et la culture cinématographique, tout ce qui fait la particularité de cet art si subtil et si dense transparaît dans une ouverture déployée comme une fenêtre ouverte sur le printemps, l'automne en filigrane. Intemporalité des saisons, mixité des coloris, métamorphose des caractères, l'indéfinissable légèreté de l'être mélodieux renvoie à ce que l'auteur sait faire de mieux: la montée en puissance aérienne, tout en nuances et en déflagrations. L'auditeur habitué de ses prouesses harmoniques pénètrera en terrain connu et, au hasard d'un élan ou d'une ponctuation, ne manquera pas de s'en trouver une fois de plus saisi par la justesse et la finesse du geste. Pour qui n'est pas familier des échos avatariens ou titanesques, l'expérience promet d'être exaltante. Le prodige qui ne voulait pas laisser son inspiration péricliter au son d'une carrière de compositeur contemporain et préféra s'adresser au plus grand nombre revient, trente-cinq ans plus tard, se frotter à l'exercice périlleux de la création concertiste. Trente-cinq ans sans aucune œuvre extra-cinématographique, vraiment ? Si les pièces ensorcelantes imaginées pour l'album Back to Titanic restent intimement liées au film de James Cameron, elles n'en annonçaient pas moins le retour naturel de James Horner vers une créativité affranchie des images. Peu importe le format, peu importe le support. Depuis ce jour où sa vie bascula du côté obscur des salles, rien n'a changé ou presque. James Horner est toujours le même créateur insaisissable et indomptable, dont l'abnégation et l'obstination imprègnent le cœur de ses partitions tels l'épée et le bouclier qui le protégeraient de l'accoutumance tout en guidant le pas de ses notes vers des contrées inexplorées. Ou comment assumer ses influences tout en traçant sa propre voie. Voix majeure d'un autre temps où le septième art se nourrissait avidement d'écriture musicale, le Maestro est déjà tourné vers l'avenir. Les yeux fixés sur le moment présent, celui qui se suspend à un souffle et ne semble jamais finir, il embrasse l'expérience du double concerto avec ce même alliage de munificence (de l'expression) et d'intransigeance (de la structuration) qui aura transcendé trois décennies cinématographiques. Le geste hornerien est ainsi: à la croisée des époques. La portée s'imprègne de son héritage, prolonge les idées maintes fois explorées, sublime obsessions et réminiscences en traçant les contours d'un langage qui s'offre à nu, une œuvre totale et décomplexée qui ne s'applique à tirer un trait que pour en amorcer deux autres, prenant à malin plaisir à déjouer les lois du temps et de l'espace. Une certaine idée de l'éternité qui prend avec Pas de Deux son élan vers de nouveaux horizons poétiques…
 
Johannes Brahms, Benjamin Britten, Henryk Miklolaj Gorecki, Gustav Holst, Arvo Pärt ou encore Ralph Vaughan Williams, les noms de ses illustres aînés fleurissent dans l'arbre généalogique de son héritage musical, comme ils l'ont fait au gré de sa filmographie. Mais ce sont bien les fondamentaux que James Horner convoque pour ajuster le corps et dépeindre l'âme de ce Double Concerto pour Violon et Violoncelle résolument personnel: dans les premiers accords résonnent les échos des Suites pour Violoncelle de Johann Sebastian Bach, les modulations rythmiques rejoignent par moments le tempo magnétique et la fausse langueur du fameux Allegretto de Ludwig van Beethoven (Symphonie n°7), la pièce qui forgea sa vocation, quand la légèreté prégnante de l'ensemble se veut toute mozartienne. Retrouver ici l'empreinte de ces trois pères de la musique classique, dont tant de compositeurs se sont nourris, sonne comme la continuité de sa vision créatrice. Il est en revanche toujours étonnant de voir avec quelle audace et quelle pertinence ce maître de la citation s'approprie le legs de ses pairs pour mieux s'en affranchir et l'absorber littéralement dans un langage propre qui lui-même fait école. L'auteur de Braveheart ne change rien à l'essentiel et se transcende dans la nuance. Pas de Deux suit le cheminement d'une métamorphose délestée de toute entrave, de l'éveil à la fulgurance, de l'obscurité vers l'illumination. Car c'est bien dans la lumière que baigne de bout en bout ce triptyque scintillant dont la lueur se veut chatoyante, éclatante, arborescente mais jamais clinquante et appuyée. Les couleurs sont luxuriantes et non aveuglantes, quoique, comme le disait le titre final de Sneakers (Les Experts), "And The Blind Shall See ". L'émotion affleure, étreint et chavire les sens. Jamais elle ne verse dans l'emphase. Tout n'est que luminescence, sveltesse et allégresse. En replongeant dans l'histoire de son art, en revenant à la source de sa propre histoire, en répondant à ses pères avec l'humilité d'un héritier qui sait ce qui leur doit et l'impétuosité de l'élève surdoué qui le leur rend bien, James Horner déclame son ode à la joie avec un mélange de vigueur et de fluidité qui en disent long sur le feu qui brûlait en lui depuis que le septième art l'éloignait, pour le plus grand plaisir des ciné-mélomanes, des salles de concert. Au regard des projets à venir, la petite traversée du désert post Avatar semble quant à elle appartenir au passé et pourrait presque relever a posteriori d'un schéma de carrière parfaitement cohérent. Quatre films seulement jusqu'au récent et impressionnant Dernier Loup après une telle intensité créatrice depuis ses débuts, cela n'avait pas manqué de semer l'inquiétude dans les rangs de ses admirateurs – et plus prosaïquement de créer le manque. Lesquels auraient eu tort de sous-estimer des partitions en apparence moins imposantes et plus ludiques qui lui donnèrent pourtant l'occasion d'approfondir ses explorations et de poursuivre le cycle avatarien (Karate Kid, The Amazing Spider-Man). Ils auraient tort, aussi, d'oublier qu'en 2012 l'auteur de The Four Feathers dévoilait avec For Greater Glory (Cristeros) l'une de ses toutes meilleures partitions, bercée par la voix envoûtante de Clara Sanabras. Faut-il en déduire pour autant que ce créateur sans frontières revient encore plus fort ? Une chose est sûre, la flamme n'a rien perdu de sa vivacité et il aura fallu la commande d'une fratrie de musiciens pour relancer une carrière d'exception. Mari et Hakon Samuelsen s'emparent avec gourmandise de ce festin harmonique et mélodique, rivalisant d'expressivité et de maîtrise, se répondant et s'entrecroisant pour au final former un chant unique, toute entier dévoué à la luminosité jubilatoire, et pourtant si paisible, de l'ensemble. La complicité des frère et sœur transparaît à chaque mesure et si elle s'adapte à merveille au langage hornerien, c'est aussi parce que le compositeur a su intégrer cette donnée dans son écriture. Le double concerto ne parle pas ici d'affrontement ni de joutes d'archets mais bien d'harmonie, au sens propre du terme, de fusion et de complétude entre non pas deux mais trois voix distinctes et concordantes, puisque l'orchestre se fait le complice équitable de ce dialogue luminescent entre les éléments. Hommage soit d'ailleurs rendu aux musiciens et à leur chef, naturellement à l'aise dans l'exécution de ce nouveau répertoire, qu'ils ont brillamment créé à Liverpool.
 
En dehors de toute considération strictement musicale, ce double concerto arachnéen marque les esprits de par l'ingéniosité de sa construction et la sagacité de ses choix. Loin de vouloir impressionner un auditoire habitué des créations contemporaines (ce qui ne veut pas dire que celui-ci ne le sera pas), James Horner reste fidèle à ses préceptes et se veut avant tout accessible au plus grande nombre. Ce choix du partage n'empêche pas l'audace et l'exigence, loin de là. L'anticonformisme se situe ailleurs, y compris dans l'embrasement d'un style vulgairement appelé néo-classique mais qui s'apparente en réalité à une certaine idée de l'intemporalité du discours musical, la jonction des époques et des écoles comme l'éclatement des codes en vigueur. S'il s'est depuis longtemps affranchi de ses références, l'élève de György Ligeti apparaît en ce sens comme l'héritier de Sergeï Prokofiev, Igor Stravinsky ou Dmitri Shostakovich, avec toute la force de sa personnalité. C'est bien dans l'enchevêtrement des voix, motifs et rythmes autant que dans la peinture délicate des sentiments et des sensations qu'il se démarque et succède magistralement à son illustre aîné. Globalement tonale et mélodique, sa musique semble avoir attiré la fratrie norvégienne comme un aimant. Ce n'est pas un hasard si ces musiciens éclairés ont passé commande à ce compositeur qui sait se faire aimer sans rien renier de ses obsessions musicales, sachant s'adapter à merveille au contexte compositionnel. Qu'il ait choisi de dérouler son chant concertant d'un seul souffle n'étonnera pas ceux qui suivent de près son œuvre dont l'épanouissement passe souvent par la plénitude et l'amplitude. A l'inverse, la durée relativement brève du concerto pourrait surprendre mais là encore, le compositeur distribue parfaitement les cartes. Son habileté à démontrer son savoir-faire à travers un schéma architectural aussi ample qu'épuré laisse pantois. En cela il rejoint, dans l'esprit voire dans la forme et avec toute sa spécificité, le Concerto pour Violon op.64 de Félix Mendelssohn, autre voix rarement citée parmi les lumières du Maestro. Les affinités entre les deux compositeurs sont pourtant évidentes, comme peut l'être tout simplement le partage d'un même héritage beethovénien. Plus impressionniste que romantique, la danse concertante de James Horner échappera de toute façon à toute classification tant elle se distingue du modèle allemand par son refus d'offrir aux solistes des plages de virtuosité factices, lesquelles iraient à l'encontre de l'unité globale qui célèbre le mariage des tons et des couleurs. Dès les premières envolées des cordes entremêlées, le langage se veut hypnotique et virevoltant, comme échappant à toute loi physique. La filiation avec Iris, musique de concert dans le film où le Maestro affinait déjà sa conception de l'exercice concertant, réveille le souvenir d'inflexions imagées et sensitives. Mais comme toujours lorsqu'il prolonge un concept déjà étudié dans son laboratoire musical, il le fait à bon escient et s'efforce de pousser l'expérience un peu loin. Ici, la fusion des éléments orchestraux dépasse les idées expérimentées à l'écran. La liberté temporelle aidant, la matière mélodico-harmonique se fond en un maelström de colorations enchanteresses qui s'élèvent, se transforment, s'évaporent et renaissent de leurs cendres. Infiniment proches de la nature comme pouvaient l'être The Spitfire Grill ou Le Nouveau Monde, sommets d'un corpus riche en accomplissements, les modulations entraînantes évoquent avant tout l'universalité de l'existence, de l'humain, de sa place dans son environnement, du temps qui passe et des saisons qui se confondent, de la frontière, transparente, entre le rêve et la réalité. En laissant libre cours à ses émotions à travers le prisme mathématique de l'art musical, James Horner parle tout simplement à nous-mêmes. Il parle de nous-mêmes. Et c'est bien par cette faculté à faire résonner en chacun de nous ses propres émotions que sa musique peut nous paraître si familière. Emouvante sans artifices. La transition avec le second mouvement, à la fois le plus évanescent et le plus éteignant des trois, se fait dans l'apaisement et la résolution, rejoignant cette fois l'esprit de House Of Sand And Fog, autre chef-d'œuvre méditatif. Construit comme un long crescendo, Pas de Deux s'autorise néanmoins ce vagabondage de l'âme où, l'espace de treize minutes et des poussières, The Emotionalist peaufine le dialogue entre le violon et le violoncelle, avec l'orchestre pour confident. L'échange est langoureux, jamais éthéré, compatissant, jamais complaisant, bouleversant, jamais larmoyant. Les envolées lyriques succèdent aux mélopées contemplatives, le corps discourt avec l'esprit, la chrysalide se fend et la créature peut enfin s'échapper, libre et vulnérable. Avec quelle légèreté cette tendre rêverie, saisissante dans ses fulgurances, s'attarde sur la profondeur de l'être sans jamais s'épancher, avec quelle puissance planante elle embrase les mille couleurs de l'âme humaine, avec quelle volonté farouche elle affronte ses démons pour mieux les absoudre et les envelopper de la simple beauté, la seule joie de vivre. Se vouloir résolument tonal et mélodique, remarquablement fluide dans son expression ne signifie pas que le mouvement ondulent soit dépourvu de doutes et d'aspérités. Il en est imprégné, mais avec la clarté d'une eau de roche. Parce que ce double concerto magique est avant tout une célébration, de la musique et de la vie, le finale résout tous les conflits et les mystères pour ne laisser s'épanouir que la seule énergie de la jubilation. Parachevant avec force de pulsations, de vibrations et d'ondulations la construction redoutable de ce château ambulant ouvert sur le champ des possibles, il résume à lui-seul toute la science et la sensibilité de James Horner. Presque cinq minutes de pur bonheur qui, comme souvent avec ce poète renaissant de ses notes sur les cendres d'un volcan qui ne s'était jamais éteint, dépassent le pouvoir des mots. La langue anglaise dispose du terme idéal pour qualifier une telle prouesse mélodique, rythmique et harmonique, une telle connivence fusionnelle entre chacun des pupitres: outstanding. Le français se veut moins direct et plus éloquent. Devant une telle décharge d'électricité musicale, il s'en remettra à l'expression qui parle le plus simplement à son cœur.
Il dira, par exemple, que le peintre des émotions nous fait toujours rêver. Vivement la nuit prochaine.
 
Photo crédit : © Stephen Butkus – Mercury Classics – Mari and Hakon Samuelsen

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