"En dehors de mes proches, le répertoire est la plus grande mémoire que je connaisse. Il représente le testament et l'héritage des Hommes qui ont su créer un Art, le développer et le transmettre. "Oublier" ou "effacer" est une tragédie. Il faut des gens convaincus, témoins et acteurs, créateurs et dotés d'un respect dans la transmission, professeurs et élèves… pour que jamais ne s'efface la mémoire"James Horner.
Billy Hope (Jake Gyllenhaal), champion du monde de boxe dans la catégorie mi-lourds, perd sa femme Maureen (Rachel McAdams), tuée brutalement par une balle perdue au cours d'une réception. Ruiné, suicidaire, violent, toxicomane, il doit faire face à la justice qui lui retire la garde de sa fille et le met à l'épreuve. Il va tout faire pour la reconquérir.
Dernier long métrage en date d'Antoine Fuqua (Training Day, The Equalizer…), La Rage Au Ventre est un film sur le deuil, la mémoire et la filiation. Une thématique qui nous concerne tous, à des degrés différents, depuis ce 22 juin tragique et absurde. Une thématique qui occupe bien sûr une place centrale dans l'œuvre de James Horner, maintes fois explorées et revisitées. Ainsi les images comme les dialogues de ce film plus subtil qu'il n'y paraît acquièrent une résonance étonnante avec notre réalité désenchantée depuis le départ soudain du compositeur. Tout est perdu, mais il nous reste encore quelques notes de piano pour rêver et nous souvenir…
[divider]LE CHOC[/divider]
De nombreuses pulsations synthétiques qui s'intensifient, vibrent de sensations contenues et dévoilent une violence sourde, des notes de piano évanescentes qui esquissent un motif éparpillé, une mise en place sonore dépouillée mais intense qui contient déjà une multitude de sentiments encore indéfinissables… James Horner n'a pas son pareil pour installer en quelques secondes le mystère d'une histoire et instaurer d'emblée l'orientation de sa partition. En quelques secondes d'attente fébrile transcendée par une force intérieure qui ne dit pas encore son nom, il met subrepticement en place les ambiances et couleurs qu'il développera par la suite. Le discours est aussi limpide qu'énigmatique.
L'auteur de The Chumscrubber, autre merveille de plénitude électronique, maîtrise parfaitement l'art de diffuser sans divulguer, d'exprimer une foultitude de sensations avec une étonnante économie de moyens, générant avec retenue la puissance d'expression là où tant d'autres auraient déjà débordé du cadre.
Et si le Maestro déborde effectivement du cadre, c'est avec la clairvoyance des émotions et l'intelligence des notes, en dosant idéalement l'équilibre entre le renversement des codes et la zone de confort. En d'autres termes, il procure un fantastique plaisir d'écoute sans pour autant nous flatter l'oreille. Il révolutionne en douceur, avec l'humilité du créateur qui sait où il va, pourquoi il y a va et comment il doit y aller, s'exprimant selon sa propre conscience sans se soucier des modes. Ce qui fait, faisait et fera toujours de lui un artiste en avance sur son temps.
The Preparations débute sur les logos des sociétés de production, rappelant la longue et belle ouverture de A Beautiful Mind (2001) de Ron Howard, autre film sur le combat d'un homme contre ses démons. Les premières notes du thème au piano rappellent d'ailleurs structurellement et mélodiquement celui qui suivait le mathématicien John Nash.
Cette ouverture insaisissable est interrompue par un morceau de rap (un remix de Beast de Rob Bailey & The Huslte Standard) qui nous fait craindre le pire : allons nous avoir le droit à une partition morcelée et sous utilisée de James Horner, qui tenterait désespérément de trouver sa place entre des chansons envahissantes ?
La réponse est heureusement non. En effet, il s'avère finalement que la quasi totalité de la musique éditée sur disque est présente dans le film. A l'image du son hip hop qui donne une grande importance au texte, au discours, le film se montre très bavard et laisse peu de respiration pour la musique de James Horner. Laquelle pourtant s'approprie ses espaces d'expression avec une remarquable fluidité.
Ainsi deux morceaux phares, A Fatal Tragedy et Hope vs Escobar, perdront en audibilité à cause des dialogues et des effets sonores, ce qui ne reflète après tout que le destin contrarié de toute musique de film, mais gagneront in fine en pertinence et en épaisseur. Point d'illustration basique ou de mise en avant factice, le sens, toujours le sens, quelque soient les sacrifices strictement musicaux.
Et ici comme ailleurs, il convient de ne pas se fier aux apparences, de ne pas confondre discrétion et retenue. A part des exceptions au milieu du film (House of Action, A Long Road Back et Training) la musique pourrait sembler sous-mixée, voire reléguée au second plan. Et de là nous pourrions avancer un cruel manque d'audace de la part de la production du film, un manque de confiance coupable pour cette belle partition hypnotique et allégorique.
Or il n'en est rien, tant les impressions et les couleurs horneriennes parviennent à s'immiscer au cœur de ce sujet délicat qu'une musique trop appuyée aurait pu saboter, tant elles réussissent à extraire l'essentiel pour exprimer les non dits. Une présence d'autant plus prégnante qu'elle se manifeste de façon subliminale et emplit parfois les personnages, l'histoire, l'écran, le ressenti de tout un chacun d'un voile synthétique frémissant. Tout laisse à penser au contraire que le réalisateur comme la production ont parfaitement compris tout ce que l'art si délicat de James Horner pouvait apporter à leur film. Délicat et enragé, car ici l'un ne va pas sans l'autre.
Les vers agressifs de Beast résonnent en réalité dans le casque audio de Billy Hope, nous laissant deviner son état d'esprit en vue du combat. Ils laissent rapidement The Preparations reprendre son fil introspectif pour souligner l'attente de l'affrontement. Les notes de piano cristallines suivent les tours de bandage autour des mains du boxeur.
Le mariage image-musique confère aux images une ambiance mêlant calme et tension, obscurité et lumière, finesse et dureté. Un ensemble ambiguë et complexe qui loin de s'engager dans un affrontement vain avec les dialogues parvient à créer fusion, réponse et complémentarité.
L'aspiration finale ne résout en rien les sentiments contradictoires qui émaillent cette ouverture énigmatique, bien au contraire. Elle semble l'attirer dans un tourbillon d'évènements dont on pressent l'issue comme tragique. Timbres diaphanes, architecture spectrale, sonorités éthérées, tout ce qui fait le charme et la spécificité de l'électronique à l'image selon James Horner se retrouvent dès ces premières minutes. On le pressent et cela se confirme dans les minutes qui suivent, il affine ses explorations et pousse l'expérience encore un peu plus loin…
Le motif au synthétiseur qui introduit A More Normal Life (0'09-0'22) accompagne le réveil de Billy Hope et ses activités quotidiennes dans sa luxuriante villa. On retrouve ce motif au début de Empty Showers (0'00-0'35), lequel correspond dans le film à une scène dépeignant la nouvelle vie du boxeur devenu gardien d'une salle, locataire d'un 20 mètres carrés. Mise en parallèle de deux situations qui ne se différencient que par le niveau de richesse, comme si celle-ci n'avait pas d’importance.
A More Normal Life (0'10-0'25) – Southpaw
© 2015 The Weinstein Company, LLC, under exclusive license to Sony Music Entertainment – USSM11504886
Plus dure sera la chute, plus imperturbable sera la musique, refuge de ses doutes et de ses espoirs, témoin de sa perdition et vivier de sa renaissance. Là encore, le compositeur renverse les codes, déstructure toute forme d'illustration pour insinuer le doute et l'inconnu dans les moindres pores de sa partition. Chaque flux de sensations, chaque effleurement d'une émotion est l'occasion pour lui d'appliquer sa vision d'esthète, de théâtraliser ses harmonies pour insuffler à la musique la profondeur nécessaire, le tout avec une stupéfiante légèreté formelle. Sous l'apparente froideur des sons synthétiques, la magie opère avec une chaleur humaine désarmante.
De magie il est bien question quand la répétition et l'assemblage de résonances cristallines suffisent à semer le trouble. Un peu comme si une lame liquide parvenait à nous transpercer.
A Fatal Tragedy débute quand Billy s’aperçoit que sa femme perd du sang à cause d'une balle perdue lors d'une rixe qu'il aurait pu éviter. La clave de « Four More Amps » (Apollo 13 – 1995) apporte la juste dose de tension, le piano un sentiment d'urgence approprié. Sous ses dehors planants, le morceau est constamment sous tension, les sonorités spectrales emplissent totalement l'espace et le piano marque profondément sans appuyer, comme pour insister sur le caractère absurde et implacable du drame.
Les dialogues semblent encore ici dominer la musique alors que nous aurions pu retrouver l'intensité d'une séquence comme The Car Chase (A Beautiful Mind – 2001), mais sans doute aussi faut-il se convaincre qu'il s'agit d'un choix à part entière pour en déceler tout le sens. C'est justement grâce à cette préparation faussement effacée que les cris de désespoir de Billy, lorsqu'ils laissent place à la pleine expression musicale et offrent l'occasion aux deux dernières notes du thème de fermer magnifiquement le premier chapitre du film, s'avèrent d'autant plus déchirants. Une séduisante alternative au motif de la mort sous forme de quatre notes évanescentes et obsédantes, qui transpercent autant qu'elles enveloppent. Mort, renaissance, rédemption, filiation… James Horner avait encore tant de choses à en dire.
[divider]LA CHUTE[/divider]
Seule la première moitié de The Funeral, Alone … (0'00 à 2'35) est présente dans le film. Soutenu par une nappe de cordes saisissante, le motif répétitif du réveil réapparaît comme pour confirmer les angoisses initiales, comme pour signifier que, même accompagné, Billy était déjà seul face à lui-même. Interrompue par deux silences éloquents, la construction du morceau s'opère à travers une perception partielle de son environnement, entre rêve et réalité, comme s'il ne prenait pas pleinement conscience de la perte.
Exprimer la fulgurance de la douleur alliée à la nécessité d'une forme de déni, c'est l'exploit que réussit James Horner en maintenant avec son élégance habituelle cet équilibre délicat entre la distance et l'implication. Un célesta synthétique (2'04) accompagne les échanges hésitants entre Billy et sa fille Leila (Oona Laurence) tandis que les riffs d'une guitare électrique illustrent la blessure profonde de ces deux êtres proches qui ne savent plus se parler, qui n'arrivent pas à se consoler mutuellement pour surmonter la perte.
La détresse est prégnante, magnifiquement véhiculée par la musique avec, une fois encore, une brillante absence d'emphase. La troisième minute absente du film nous présente les percussions annonciatrices de la rage qui explosera dans le morceau suivant (Suicidal Rampage) et surtout le thème mélancolique rattaché à la séparation avec Leila (House Auction), qui fait ici une première apparition sous forme de brides au piano.
The Funeral Alone … – Southpaw
© 2015 The Weinstein Company, LLC, under exclusive license to Sony Music Entertainment – USSM11504886
C'est en écoutant plusieurs fois cette pièce, à la lumière des suivantes, que l'on en comprend toutes les implications. La mémoire n'est pas qu'une vue de l'esprit avec James Horner, elle est pleinement intégrée à son discours comme une part essentielle de son architecture sonore.
Le processus du deuil donne lieu souvent à une phase de colère. Suicidal Rampage, qui tranche nettement avec le début de l'album de par ses atmosphères étirées et sa densité angoissante, en représente l'incarnation parfaite. Ce long morceau en apnée (dont la fausse lenteur diffuse nombre de fulgurances) renvoient aux grondements synthétiques du Revenge de Braveheart (0'42), dans le détail comme dans l'esprit, retrouvant vingt ans après une certaine forme d'abstraction viscérale.
Mais à la différence de William Wallace (dont l'attaque rageuse envoie des signaux suicidaires), la vengeance de Billy Hope s'exerce contre lui-même. A 2'04, le motif qui introduisait A More Normal Life réapparaît en laissant place cette fois à une rage incarnée par les percussions synthétiques, telle la métaphore déstructurée d'une vie quotidienne endeuillée qui se transforme en divagations nocturnes, en une soif de vengeance non maitrisable. Peu avant, un motif cristallin de 4 notes a fait son apparition (1'50).
Suicidal Rampage (1'50-2'35) – Southpaw
© 2015 The Weinstein Company, LLC, under exclusive license to Sony Music Entertainment – USSM11504886
Il amorce la chute du boxeur, l'émiettement des ses repères et l'effondrement de sa vie passée. Même si la sentence ne semble pas définitive, c'est bien une "petite" mort qui accable Billy Hope lorsqu'il se laisse submerger par la douleur, ne sachant plus comment faire face à ses responsabilités.
Dans cette scène centrale qui déterminera la suite des événements, où la frontière est mince entre le désespoir et la folie, James Horner parvient avec une économie de moyens judicieuse à extraire la dérive du personnage si proche de la rupture, tout en restant à distance de ses émotions à fleur de peau. Il ne s'agit pas d'appuyer le discours mais au contraire de l'aérer sans pour autant en omettre la gravité. Question d'équilibre, où le compositeur expose ses qualités de funambule à travers une apparente simplicité formelle qui dissimule en réalité une architecture sonore complexe.
S'il n'est pas question d'alourdir le propos d'effets inutiles, il n'est nul besoin de dévoiler la structure d'une partition qui ne doit jamais se départir de sa fluidité. Déranger sans déconcentrer. Electriser sans distraire. La musique indique naturellement la voie au spectateur puis à l'auditeur qui souhaiterait prolonger l'expérience sans qu'il en discerne les coutures. Seul le dépouillement formel de l'électronique, agrémenté d'un piano évanescent, semblait approprié pour insuffler ce sentiment de cauchemar éveillé. Seule l'aridité synthétique semblait à même d'exprimer avec justesse et dignité toute la solitude, la souffrance et la rage contenues qui irradient en profondeur l'esprit de Billy Hope.
L'élégance, toujours, même dans les sentiments les plus sombres, les harmonies les plus acérées. Le choix de timbres et des couleurs se révèle déterminant dans la description de ce maelström psychique qui aurait pu s'affadir au contact d'une vision plus traditionnelle, perdre en intensité au son d'instruments acoustiques dont les coloris trop marqués aurait pu détourner le propos vers une illustration musicale basique.
Le compositeur s'efface, en apparence, pour mieux nous remuer les tripes de l'intérieur. Il utilise une fois de plus un phénomène d'aspiration pour clore sa pièce et nous ramener à la réalité en nous faisant comprendre que, sans nous en apercevoir, nous avons voyagé très loin dans les tréfonds de l'âme humaine. Outre son art de la réalisation musicale et la mise en abîme discursive maîtrisée (les digressions sonores ne servent qu'à transcender les émotions et revenir à l'essentiel), sa compréhension de l'esprit humain dans toutes ses contradictions impressionne.
Au terme de cette plongée dans un l'abîme psychique, la partition prend une nouvelle tournure, tout en s'inscrivant dans la continuité de la première partie. Billy Hope ne sort pas indemne de cette confrontation avec ce démon et c'est un long chemin vers la rédemption qu'il va devoir emprunter. Dès lors, la musique ne cessera d'osciller entre doutes et révélations, détermination et plénitude. Sa rage contenue déploie ses ailes, sa force tout en retenue irradie l'espace sonore.
L'introduction de Empty Showers réintroduit sur un tapis de cordes strident le motif répétitif entendu dans A More Normal Life, qui n'est pas sans rappeler Ennio Morricone, dont la filiation musicale avec James Horner se retrouve aussi dans certaines pulsations électroniques héritées de The Thing (2'11). Ces réminiscences dévoilent non seulement certains aspects du personnage (sa détresse face à la perte, son incapacité à réagir, dans un premier temps, face à l'adversité, sa fuite devant ses responsabilités et, au final, sa profonde solitude) mais révèle aussi que sa dérive était déjà présente avant le drame, telle une rage contenue qui ne demandait qu'à exploser.
Empty Showers (1'56-2'37) – Southpaw
© 2015 The Weinstein Company, LLC, under exclusive license to Sony Music Entertainment – USSM11504886
Seul le cocon familial et l'amour protecteur de sa femme permettait jusqu'ici de l'apprivoiser. La série de quatre notes alternatives réapparaît (1'01) lorsque le boxeur anesthésié par sa peine tente de retourner sur le ring pour rembourser ses dettes et qu'il se laisse frapper par son adversaire. Le motif symbolise alors l'honneur et la réputation du champion qui se désagrège. Le public le hue, il frappe l'arbitre, sa carrière est finie. Une fois sous la douche, il se retrouve à terre, seul. Personne ne lui répond. Comme sa femme lui avait prédit, les cafards s'éparpillent quand la fortune le délaisse. La caméra s'éloigne de lui, accompagnée du thème principal (les couleurs fragmentées du piano) qui exprime de par sa lenteur, sa mélancolie traînante, ce sentiment de solitude et d'abandon.
A Cry for Help débute avec l'une des apparitions les plus sombres du thème principal (0'00 – 0'18), qui rappellent des couleurs obscures de The Name Of The Rose ou Enemy At The Gates, elles-mêmes apparentées au Franz Schubert de la Symphonie Inachevée. Le jeu des cordes est ample, tendu, intériorisé, conférant à cette nappe sonore qui, rappelons-le, est purement synthétique, une envergure instrumentale saisissante. Le piano marque la transition avec les cordes plus aiguës puis dialogue avec l'ensemble comme pour mieux dessiner cet appel à l'aide qui d'abord résiste puis se résout à s'y abandonner. Le boxeur déchu commence à comprendre que s'il parvient à sen sortir, il ne pourra le faire seul.
À 1'15, la tension perçue dans A Fatal Tragedy réapparaît à l'unisson d'un Billy tentant de se suicider, une autre vie sur le point de s'éteindre. Le choix musical est apparemment simple (thème de Billy au piano porté par un crescendo bref et prenant) pour en faciliter l'expression.
Or, si on écarte les branches de cette forêt sonore on mesure, rien que dans la mise en place des percussions ou dans l'assise contrapuntique, toute la complexité et la pertinence de son élaboration. Après une plage atmosphérique aux échos titanesques (le souffle désespérant, en forme de sifflement, entendu dans A Promise Kept), le motif cristallin revient logiquement à 3'00 quand Billy s'effondre sur un lit d’hôpital à cause des sédatifs administrés pour le calmer. Il se retrouve alors au bord du gouffre et la musique n'apporte pas le moindre réconfort. Elle sème le trouble avec une conclusion braveheartienne, plus fataliste que plaintive. A ce moment de l'histoire, le doute se doit de persister.
La juge vient de retirer à Billy la garde de Leila. Au terme d'un dialogue clavier-cordes résolu, le piano de House of Action (0'43) accompagne la dernière nuit dans l'immense villa qui est mise en vente. Il interprète un thème mélancolique, expression de la séparation entre le père et sa fille. Il s'agit d'une variation (d'un prolongement dans le langage hornerien) du thème sentimental exploré dans The Amazing Spider-Man, déjà empreint de tristesse quand il évoquait les deuils émaillant la vie de Peter Parker.
Un thème à peine esquissé dont les quelques notes suffisent à bouleverser, qui prend son temps pour se développer et chercher loin dans la confusion des sentiments la matière vitale du lien filial. Avec une simplicité désarmante, la musique dit toute la puissance et l'innocence de l'attachement, d'autant plus prégnant que les deux êtres reliés par ce fil invisible ne parviennent plus à se retrouver. Limpide, évident, déchirant.
La maison est vide, sans vie ni cris de joie. Le geste empathique de James Horner soutient sobrement l'abattement de l'ancien champion, avec cette même élégance compatissante qui nous étreint depuis le début de ce voyage aussi dépaysant que familier dans le gouffre de nos propres émotions. La trajectoire contrariée de Billy Hope contient des accents universels. La grisaille déchirante de House of Sand and Fog n'est pas très loin.
[divider]LA RENAISSANCE[/divider]
A Long Road Back et Training s'enchainent dans le film, marquant la reconstruction de Billy Hope à travers les paroles inspiratrices de son nouvel entraineur, Titus 'Tick' White (Forest Whitaker, qui rend inoubliables les trop rares apparitions de son personnage). Le thème mélancolique s'épanouit dans A Long Road Back, quand Billy confie à 'Tick' les difficultés qu'il rencontre avec sa fille. Le développement de thème de Leila se fait légèrement plus enlevé et plus fluide, tout en approfondissant ses timbres et ses teintes.
La forme rhapsodique s'épanouit à travers un dialogue concertant qui assoit d'un côté, la résolution de Leila de tester la volonté de son père (et surtout de gérer avec ses moyens d'enfant sa propre douleur) et, de l'autre, la prise de conscience du père emporté par la reconquête de sa fille. Il ne s'agit plus pour la musique de mettre les sentiments à vif mais de dépeindre toutes les couleurs de l'émotion.
Bienveillance, plénitude, délicatesse. Et, derrière cette forme d'absolue d'élégance formelle et de simplicité expressive, quelle puissance émotionnelle… Difficile d'imaginer que le Maestro n'ait pas projeté son propre ressenti dans cet halo de pureté sentimentale. Difficile pour ceux qui ont tant aimé sa musique, telle une part intime de leur propre expérience, de ne pas ressentir doublement les implications de cette œuvre testamentaire.
Le boxeur retrouve peu à peu une stabilité et réussit à faire taire la colère qui le ronge. Le thème principal peut donc alors s'affirmer de nouveau dans Training quand 'Tick' enseigne de nouvelles techniques à son nouvel élève.
Exprimé sans fioritures, disséminé avec une précision d'orfèvre au gré de ce lent frémissement spectral qui dit toute la concentration, l'abnégation et la détermination de Billy Hope sur les voies de sa renaissance, ce thème du contrôle de soi dévoile l'ampleur de sa pertinence.
A mille lieues de toute euphorie, le champion retrouve la simplicité des gestes de base pour réapprendre à canaliser sa rage, fait preuve d'une humilité salvatrice pour réapprendre à se dépasser. Distante mais impliquée, éthérée mais attentive, la musique transcende les gestes du boxeur avec un sens prodigieux de l'atemporalité et de la tension nourricière. James Horner place toute sa science au service de l'instinct pur, sauvage et maîtrisé. Rarement l'abstraction aura été si concrète.
Puis arrive Dream Crusher, véritable pépite émotionnelle présente deux fois dans le film. Tout d'abord au début du film lors de la première scène entre Billy et sa fille Leila, puis surtout quand 'Tick' annonce à Billy la mort brutale de Hoppy, l'un des enfants inscrits à leur salle de sport. L'un des enfants qu'il s'était juré de protéger. La musique accompagne à merveille les propos de 'Tick' qui s'interroge sur le sens d'un tel événement tragique et sur la trajectoire prise par notre monde, sur son impuissance face au bras aveugle et destructeur du destin. La résonance avec le 22 juin 2015 est, à ce moment, encore plus forte et palpable, déchirante. L'esprit de James Horner, sa grande sensibilité, sa vision éclairée de la musique à l'écran et surtout sa profonde générosité sont présents dans cet enchainement précieux et miraculeux de notes d'autant plus bouleversantes qu'elles ne sont pas appuyées. Juste et touchantes, sans aucune emphase. Et pourtant, quelle rage sous la retenue…
Dream Crusher (1'11-1'45) – Southpaw
© 2015 The Weinstein Company, LLC, under exclusive license to Sony Music Entertainment – USSM11504886
L'écoute de Dream Crusher dépasse alors le cadre du film en nous renvoyant à notre rêve broyé. Celui de vivre en temps réel l'évolution d'une œuvre hors du commun, brutalement et injustement interrompue entre ciel et terre. Ecoute éprouvante et, finalement, réconfortante. Comme souvent avec ce compositeur qui n'aimait pas tant nous prendre à contre pied que s'exprimer librement selon ses aspirations et ses valeurs, et tant pis, ou tant mieux, si cela allait à l'encontre des usages, l'émotion nous gagne quand on s'y attend le moins.
Dans cette élégie synthétique de toute beauté, plus passionnée et saisissante que bien des envolées acoustiques, "naturelles" (mot qui bien sûr ne signifie rien en musique), la consolation prend le dessus contre toute attente. Comme si, de là où il est, JH veillait encore sur nous.
La première partie de How Much They Miss Her est la seule présente dans le film, au moment où Billy et Leila se recueillent ensemble sur la tombe de Maureen. Elle prolonge justement Dream Crusher (placé pour plus de cohérence après Empty Showers), ce qui justifie d'autant plus le seul écart chronologique de l'album.
Ce détail démontre deux points importants: l'enchaînement de mêmes coloris peut être pertinent dans le film quand il l'est moins sur disque; le discours de James Horner est justement si cohérent à l'image qu'il nécessite que peu d'ajustements pour s'épanouir dans sa seconde vie, hors du film.
Dans l'album, l'ultime reprise du thème mélancolique – la redondance n'a pas sa place dans cette partition aussi fluide que millimétrée – marque le contact renoué entre le père et la fille. Avec cette même simplicité qui, au cœur de la peur et l'incertitude, raconte la force et l'évidence des sentiments.
Nul besoin alors de développer le thème qui redevient motif et retrouve dans la réconciliation et le réconfort mutuel sa forme originelle: le cri inaudible de l'amour entre un père et sa fille. La conclusion du morceau (1'27) rappelle un des thèmes du splendide et méconnu House of Cards (le long métrage de 1993), autre film sur la reconstruction de l'être lors d'un deuil. Résonances, continuité et prolongement. L'héritage est là, qui perdure.
Dominé par les effets sonores et les commentaires des journalistes sportifs, le combat final ne laisse, contrairement aux passages intimistes, que peu de chance à Hope vs Escobar d'exprimer son énergie salvatrice. Prolongement des plages d'action récentes du compositeur, comme par exemple le final de The Amazing Spider-Man (Saving New York et Ocorp Tower), ce morceau d'anthologie dépasse d'une certaine façon tout ce que James Horner a pu imaginer comme "musique d'action" au cours de sa carrière car si la manière est familière, la matière est inédite. On a bien sûr également en tête la sauvagerie diablement innovante de Revenge, pièce phare du corpus hornerien intronisée dans Légendes d'Automne puis développée dans Braveheart.
Mais le Maestro affine encore un peu plus sa vision à la fois cérébrale et viscérale de l'affrontement. Il transcende plus que jamais le dévouement total d'un homme à sa cause et, plus prosaïquement mais non moins légitimement, son déchaînement et sa maîtrise physiques. Ce tour de force électronique sonnait comme une promesse fabuleuse pour la suite de ses explorations, la preuve que la forme importe peu, acoustique ou synthétique, "classique" ou "moderne". Toutes ces distinctions factices n'ont aucun sens car seul compte, précisément, le sens du discours. Une sonorité altérée, retravaillée et disséquée à l'aide de machines sublimées par la main de l'Homme peut s'avérer plus juste et plus noble que le son pur d'un instrument antique. Lui qui maîtrise et magnifie toutes les époques et traditions musicales qu'il touche, James Horner porte un camouflet aux préjugés et autres raccourcis qui persistent en musique. Lui, l'héritier des grands Maîtres de la musique classique, repousse les frontières émotionnelles et spirituelles de l'électronique. Il trouve le juste ton, l'applique et ça marche. Il trouve la juste forme, l'applique et ça marche. Il trouve la juste combinaison des deux, l'applique et ça marche. Pardon, ça marche du feu de Dieu. Ça décoiffe, sans excès mais avec ce contrôle irrévérencieux de l'explosion qui parfois nous dépasse mais toujours nous emporte. Ça transperce quand il le faut, où il le faut, comme il le faut. Comme une évidence. On pourrait toujours imaginer d'autres formes d'illustration et d'expression toutes aussi pertinentes. En l'état, impossible de concevoir geste plus éclairé que celui de James Horner au cœur du combat.
Le Maestro ne boxait pas dans la même catégorie que ses confrères. A deux exceptions près, deux légendes que chacun reconnaitra. Et encore, l'héritier possédait ce petit quelque chose en plus qui le distingue de ses illustres aînés. Il n'était pas compositeur de musique de film, il n'était pas compositeur de musique classique, il était un compositeur total, un caméléon fidèle à lui-même dont les valeurs n'étaient pas qu'une vue de l'esprit mais conditionnaient sa création.
La construction de ce tourbillon sonore est d'une complexité folle, mais jamais cela ne se voit. Les couleurs miroitent de toutes parts mais jamais cela n'éblouit. Les sentiments explosent mais jamais cela n'obscurcit la vision. La musique surgit, progresse et s'épanouit dans le sang et la sueur, la peine et la douleur, l'amour et la rage. Intransigeante et mouvante, perçante et ensorcelante. Car ce n'est rien d'autre qu'un exercice d'hypnose auquel se livre le compositeur.
Dès les premières secondes, l'auditeur est happé par les sonorités dissolues et démultipliées, au sens propre comme au sens figuré. Dès lors, la prédateur ne lâche plus sa proie mais au lieu de l'achever, il la gracie. Au bout de ces quelques minutes qui semblent s'éterniser, Hope vs Escobar loin d'en souffrir, s'enrichit constamment d'une écoute en boucle, James Horner ne cède pas à la facilité. Il transcende la victoire mais ne la glorifie pas. Nulle explosion de joie démesurée, nulle arrogance dans le triomphe.
En retournant sur le ring après être reparti de rien, après avoir sondé puis sublimé en lui les sentiments les plus enfouis, Billy Hope acquiert une nouvelle sérénité. Il gagne la simple satisfaction d'avoir achevé sa quête. Le film prend le parti de ne pas s'épancher sur l'après combat et la musique suit ce choix en marquant son architecture flexible du sceau de la résolution.
Chaque écoute de Hope vs Escobar dévoile de nouveaux secrets, précise de nouvelles connexions entre chacune de ses parties successives, complémentaires et au final entremêlées. Mais deux constantes demeurent: l'exigence absolue de la création et l'intensité du plaisir de l'écoute. Ce prodige, stimuler l'esprit autant que le cœur, seul James Horner savait le faire avec une telle force d'inspiration.
L'émotion qui éclot au cours de cette sixième minute en apesanteur, savamment préparée par les ondulations et pulsations précédentes, qui se propage en un crescendo aussi puissant, profond et fluide que le mouvement d'un océan puis nous submerge, n'a pas finit de nous hanter. Pour de nombreuses raisons, qui dépassent largement le film et le disque.
Hope vs Escobar (6’19-6'58) – Southpaw
© 2015 The Weinstein Company, LLC, under exclusive license to Sony Music Entertainment – USSM11504886
Le thème principal revient une dernière fois quand le champion tourmenté, désormais apaisé, se recueille dans un coin du ring pour parler à sa femme disparue. Le mixage laisse cette fois la musique pleinement s'exprimer, offrant au film un de ces moments de grâce qui font toute la noblesse de la musique de film. C'est ici que s'efface délicatement la mission de James Horner, dans les gestes tendres de deux êtres qui s'aiment et ne se quitteront plus, le flux ininterrompu des émotions contradictoires toujours perceptible.
En effet, A Quiet Moment n'est pas présent dans le film mais semblait destiné à accompagner le dernier plan où la caméra s'éloigne de Billy et de Leila enlacés dans les vestiaires dont l'entrée est envahie par les journalistes. Moment délicat et intime avant de replonger dans une vie mouvementée, qui prolonge et enrichit la cohérence de l'album mais ne s'imposait pas forcément dans le film. Tout comme eux, recueillions-nous avant d'essayer de vivre à nouveau comme si rien n'avait changé. Alors que, justement, que nous le voulions ou non, cet événement nous a changé. Meurtris mais pas brisés. Car dans la mort il y a toujours une renaissance. Rien n'est perdu, tout est là.
[divider]LA TRANSMISSION[/divider]
Totalement engagé dans ce film porté par la performance impressionnante de Jake Gyllenhaal, qui s'affirme un peu plus comme l'un des meilleurs acteurs de sa génération (les révélations d'Antoine Fuqua en disent long sur la vision que le compositeur avait de son métier), James Horner repousse encore les limites de l'abstraction dans ce qu'elle suscite de spiritualité et de viscéralité.
C'est tout le paradoxe de cette partition froide en apparence et qui pourtant tranche dans le vif des émotions. Certains resteront hermétiques à ce choix radical qui nécessite une totale immersion, un abandon absolu de tous les préjugés. Tant pis pour eux car lorsque le verrou est débloqué – et nul besoin pour cela d'être spécialisé dans l'effraction -, le simple plaisir musical, sans parler de toutes les implications émotionnelles et spirituelles, est tout bonnement phénoménal.
De par sa longueur et sa puissance contenue, sa complexité constructive au service de la simplicité expressive, Hope vs Escobar est en soi une pièce absolument démentielle, un véritable tour de force. La preuve que le compositeur n'en avait jamais fini avec ses diverses explorations, notamment dans son "humanisation" et sa spatialisation novatrice de l'électronique (Beyond Borders, Mémoire Effacée, The Chumscrubber…).
Bien sûr, un tel morceau de bravoure ne pourra que donner le frisson et faire vibrer les platines et, si l'on gratte un peu la première couche, on en découvrira une autre et une autre et encore une autre, tant le discours est riche et la matière inépuisable. Si l'on devait absolument nommer ce qui dépasse les mots, le reste de la partition s'apparente à un long phrasé spectral et lancinant, comme House of Sand and Fog n'était rien d'autre qu'une sonate pour piano, synthétiseur et orchestre de soixante-dix minutes. Dérangeant. Obsédant. Transcendant… Hornerien.
Une fois de plus, James Horner nous livre une approche résolument personnelle d'un schéma narratif maintes fois vu au cinéma. Il innove là où tout semble avoir été dit, sans autre prétention que s'exprimer en toute liberté. Sa vision musicale de cette rédemption sur fond de boxe n'est pas discrète, elle est fusionnelle.
Elle ne souligne pas l'émotion, elle la transcende. Elle n'est pas discrète car dans ces moments de soi-disant "discrétion", elle irradie de sens et d'expressivité, dissèque la passion et la fureur avec l'intelligence de la nuance, le génie du paradoxe, tout en délicatesse et en plénitude. Elle est loin d'être effacée tant elle transporte la mémoire des personnages. Elle aère et allège un film qui n'échappe pas toujours à ses lourdeurs et ressort grandi de cette mélopée hypnotique. Le tout avec l'apparente froideur des synthétiseurs.
Froideur, vraiment ? Le tourbillon intérieur ressenti à l'écoute comme à la vision de cette musique en avance sur son temps dit tout autre chose. Quelques notes de pianos suffisent à exprimer l'indicible. La forme sublime le fond et vise et versa. Le temps se suspend et l'espace se renverse. Le peu engendre le tout.
James Horner savait faire tout ça. Il savait accomplir ce miracle. Aujourd'hui, il n'y a plus personne. Pas d'équivalent. Pas de réelle relève. Ce constat est nécessaire au travail de deuil. Or nous savons que le deuil n'existe pas. Il n'y a que la mémoire, le partage et la transmission. Ce que nous continuerons à faire. La rage au ventre.
"Un grand merci à Antoine Fuqua et John Houlihan pour avoir travaillé avec moi si étroitement, en me donnant la liberté d'essayer des textures modernes pour la musique du film, que d'autres cinéastes ne m'auraient peut être pas laissé expérimenter…"
James Horner
Crédit photo : © Hope Films, Inc / The Weinstein Company
Extraits audio : Southpaw (Original Motion Picture Soundtrack) © 2015 The Weinstein Company, LLC, under exclusive license to Sony Music Entertainment – USSM11504886
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