THE CHUMSCRUBBER : UNE VALSE DANS LA TÊTE

Lorsque Dean Stiffle découvre le corps de son meilleur ami, Troy, pendu dans sa chambre, il ne dit rien à ses parents, pensant que ça leur sera égal. Etrangement, Dean ne semble pas perturbé par la mort de son ami et ne montre aucun sentiment…
Voilà ce qu'on peut lire à propos l'énigmatique premier film d'Arie Posin, auteur en 2002 du court métrage Over My Dead Body. En poussant un peu plus les recherches, on lira aussi qu'il s'agit qu'une histoire surréaliste traitant de l'incompréhension entre parents et adolescents, que l'action se situe dans une banlieue américaine indéterminée et que la réalisation navigue entre drame et comédie. Autrement dit, beaucoup de généralités et de phrases toutes faites qui ne donnent que peu d'indices sur la teneur de ce portrait de l'Amérique – apparemment – au vitriol. Ajoutons à cela que le titre fait référence à un personnage populaire parmi les adolescents, héros de son propre show tv et jeu vidéo, que ce personnage est décapité et promène sa tête à bout de bras telle un boule de bowling, et la curiosité ne sera guère plus satisfaite.
Dans l'attente d'une sortie française hypothétique, et plus vraisemblablement d'une édition Dvd, il n'y a décidément pas grand chose à se mettre sous la dent… et c'est peut-être ce qui fait tout le charme de ce nouveau projet hornérien. C'est d'autant plus vrai après l'écoute – stupéfaite, conquise, puis envoûtée – de l'album sorti chez les chanceux de Lakeshore Records. Chanceux, car on ne publie pas tous les jours une telle partition, un des chocs de l'année 2005, une des expériences les plus étranges et les plus abouties de son auteur. Encore contrarié par les rendez-vous manqués, on se demandait ce que le Maestro était venu faire dans ce projet, sinon expérimenter. La réponse se trouve au bout de 35 minutes d'un voyage petit par sa durée, grand par son envergure, étonnant par son éloquence dépouillée.
 
[Dans la foulée d'un entretien fleuve, James Horner avait tenu à enchaîner sur The Chumscrubber, improvisant, une fois n'est pas coutume, ses échanges avec Cinéfonia. Comme s'il y avait une sorte urgence, un désir prégnant de s'exprimer à propos ce projet qui lui tenait à cœur. Comme si ces "petits films" étaient à ses yeux bien plus importants et enrichissants que tous les blockbusters du monde. Il nous guidait, toujours un peu plus, vers l'intimité de sa musique, franchissant ici un nouveau pallier dans l'art de la citation et de la provocation. Il démontrait simplement toute sa passion et son engagement envers son œuvre, en dépit de tout plan de carrière. Seul le sujet, et ce qu'il pouvait en tirer, importait vraiment. En 2015, rien n'avait changé…]
 
Les plus belles œuvres naissent-elles dans la confidentialité ? En musique comme ailleurs, il n'y a pas de règle. En l'occurrence, The Spitfire Grill, To Gillian, Iris ou House of Sand and Fog sont en la matière des cas d'école. Et que dire de The Chumscrubber, qui en apparence s'éloigne au possible des partitions précitées mais les rejoint dans le même soin apporté aux nuances, aux couleurs et/ou aux dimensions contrastées. D'un petit espace – le poids commercial et la nature de ces films -, James Horner créé un véritable univers. Il élargit des limites apparemment confinées jusqu'à effacer toute notion de temps et d'espace, laissant à chacun le soin de recevoir sa vision avec sa propre sensibilité, sa propre réflexion. Sensibilité et réflexion, voilà bien deux mots au cœur de son œuvre, voilà bien deux sœurs d'une famille dévouée au partage et à la mémoire. Une famille qui ne se contente pas de vous consoler mais sait aussi vous bousculer. The Chumscrubber appartient précisément à cette famille: on nage en terrain connu, mais on est en même temps complètement perdu. James Horner nous perd et c'est à nous, en suivant ses pistes, de retrouver notre chemin. Et quoi de mieux comme – fausse – piste, que de nous jouer les prémisses d'un air connu. Autrement dit, cette valse entrée dans l'inconscient collectif, issue de la Suite de Jazz N°2, composée en 1938 par Dimitri Shostakovich. Soit l'un des grands Maîtres du passé, toujours actuel, au même titre que Johann Sebastian Bach ou Ludwig van Beethoven. L'auteur de Cinq Jours Cinq Nuits n'est certes pas un inconnu pour qui fréquente assidûment la musique de James Horner. L'auteur de Troy ne s'est jamais caché de cet héritage et l'assume jusqu'au bout des notes, que ce soit en citant et développant des fragments de la Symphonie N°5 ou en se nourrissant des différents formules et modulations emblématiques de son aîné. Il n'a pas attendu The Chumscrubber pour assumer cette filiation, mais il ne l'a sans doute jamais absorbée avec un tel culot. Il fallait oser, et encore mieux, il fallait réussir ce pari. Deux écoutes suffisent à dépasser le choc initial: après tout, l'élève ne prolonge-t-il pas exactement l'idée du maître ?
"Même rythme, même harmonie, même début de thème, puis sa musique s'envole avec ses propres ailes".
Deux notes, un rythme et une couleur familières pour créer la connivence, et la musique prend une toute autre direction. Le Maestro nous accroche et nous provoque pour mieux nous emporter dans un monde qui n'appartient qu'à lui. Reconnaissons, au minimum, le style et la manière. Y compris dans sa façon de jouer avec les clichés de la musique de films, les effleurant et les détournant pour là encore créer ce subtil mélange de connivence et de malaise. James Horner n'a pas besoin d'emprunter pour exister, mais son aptitude à manipuler les références à force de science et d'astuce nous étonnera toujours. Cela ne veut pas dire pour autant que Spreading Happiness All Around, n'existe qu'à travers ce coloris shostakovien, ne serait-ce que par la brièveté de la valse – environ 45 secondes – et son orchestration évanescente. Le tour de force de cette ouverture est bien de poser en deux minutes les bases d'un jeu de climats et de nuances qui impressionne autant par sa nonchalance que par son amplitude, comme si l'impact se produisait au ralenti sans que sa puissance ne soit amoindrie. Le compositeur prend au mot les désirs électroacoustiques du réalisateur en explorant la face spectrale et suggestive du synthétique. Le contraste entre la valse vaguement nostalgique et la déstructuration sonore est saisissante. Kidnapping The Wrong Charlie en dit un peu plus sur la confusion et la perdition de ces adolescents en mal de valeurs, anesthésiés par leur construction personnelle chaotique. Les pizzicati montrent avec quelle insouciance, avec quel détachement apparent ils s'apprêtent à commettre un délit. Les pizzcati seraient acoustiques, l'effet apparaîtrait plus léger. Ils sont synthétiques, c'en devient inquiétant. Désorientation morale + coupable désinvolture = envisager le pire dans la plus parfaite indifférence. Vous avez dit écho très frais du malaise des sociétés occidentales ?
 
 
Présents ou suggérés tout au long de la partition, un son de glass harmonica associé à des échos plaintifs abolissent les frontières entre rêve et réalité, alimentant ainsi le cœur du sujet: l'absence de repères qui mène à une confusion périlleuse. Si elle n'était qu'ambiances et suggestions, la musique serait d'une désespérante froideur. C'est sans compter la sensibilité de son auteur, qui même lorsque cette sensibilité n'est qu'esquissée, ou qu'elle se fait subliminale, apporte un soin tout particulier aux nuances comme aux sentiments. Il n'y a pas d'identification, de compréhension et donc de sensations sans un minimum d'émotions. C'est le rôle du piano dès Dolphins, mais cet instrument banalisé au possible en musique de films résonne ici d'une toute autre dimension. Là encore imprégné du passé, mais rendu moderne par la personnalité et le charisme de l'écriture. Le toucher du compositeur installe un trouble qui construit autant qu'il détruit. Sa progression insaisissable nous invite à un voyage en apesanteur dans l'inconscient voilé des personnages. Mais le songe n'empêche pas la souffrance, le jeu aérien n'empêche pas les impacts, d'autant plus profonds qu'ils sont effleurés. Il est des caresses qui font mal.
Le teneur spectrale de Digging Montage n'est pas un simple exercice de style, au demeurant brillant, tant ces gradations électro-pianistiques sonnent alors comme le prolongement direct de Pot Casserole. Ici le piano s'appropriait et malaxait la valse de nouveau esquissée, jouant à confondre différents registres du répertoire (classique, romantique, impressionniste). Là, les notes se répètent et enfoncent progressivement le clou, la répétition n'offrant qu'un moyen d'approfondir les impressions, d'amplifier le surréalisme du sujet, d'aérer l'ensemble pour mieux le densifier. C'est simple, subtil, touchant, troublant… c'est hornérien. Et quand le silence se fait autour du piano, fragile (réconfortant ?), celui-ci exhale un parfum d'infini. De la même manière, les improvisations électriques de George Doering dans Parental Rift / The Chumscrubber auraient pu sonner artificielles si elle ne s'imbriquaient spontanément dans un schéma global. C'est contre nature et, du coup, parfaitement intégré dans l'idée de déconstruction. La ligne jaune est faîte pour être franchie, c'est précisément ce qui la définit. Après cette vaine mais nécessaire révolte, "Not Fun Anyone… " sème un peu la confusion: le piano est d'abord perdu, l'ambiance glaçante, puis le piano retrouve les notes justes, sans pour autant apporter la moindre consolation. Tel un geste essentiel qui ne résout rien.
On sait l'attirance du Maestro pour les plages étirées qui lui offre le terrain idéal pour développer ses idées et jouer sur les résonances. A Confluence Of Families rassemble tous les éléments – la valse déstructurée, puis résolue dans un superbe développement final, l'oppression évanescente du climat, le piano à la fois complice et distant, l'orchestration méticuleuse et dévouée au moindre détail, l'exploration synthétique qui confine au vertige… – pour à la fois confirmer et détourner tous les acquis des minutes précédentes. Car qui de mieux de placé que le créateur pour détruire ce qu'il a construit, quand c'est justement cette destruction qui soude la partition ? Il serait présomptueux de prétendre que l'on a tout compris au bout de ces 35 minutes qui gagnent à s'écouter en boucle, et c'est précisément en préservant des zones d'ombres, en amorçant des traits que chacun sera à même de poursuivre que cet ovni musical ouvre tant de perspectives. Malicieux, ambiguë, déconcertant, The End est tout sauf une fin.
Avant de chausser les bottes et jouer les fines lames une seconde fois, puis d'embarquer pour un vol sous haute tension, James Horner avait enregistré cette musique venue d'ailleurs pour un film atypique, sorti une première fois aux Etats-Unis en Août 2005. Alors que l'on s'extasiait encore devant les acrobaties du vengeur masqué, le héros de la musique de films, celui qui la pousse dans ses retranchements en la considérant simplement en tant que musique, nous attendait au tournant. Il y a eu Beyond Borders, il y a maintenant The Chumscrubber, son pendant spectral dans ses recherches électroacoustiques en perpétuelle expansion. Parions que James Horner n'a pas fini d'en explorer les ressources émotionnelles et conceptuelles. Son art est, quand à lui, chaque année un peu plus libre et libérateur.
 
* Cet article a initialement été publié dans Cinéfonia Magazine n°15 (Décembre 2005). L'analyse "en aveugle" a été préservée.
 
Credit photo : © 2005 El Camino Pictures / Go Fish Pictures

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