JAMES HORNER ET LE CARNAVAL DES ENFERS

Par David Hocquet

Avec l'aimable autoristaion de son auteur. Texte paru à l'origine sur le site Underscores.fr. Lien vers l'article original sur Underscores.fr

 

By the pricking of my thumbs,
Something wicked this way comes.
Open, locks, to whoever knocks !
William Shakespeare, Macbeth, Acte IV, Scène 1
 

Something Wicked This Way Comes (La Foire des Ténèbres) est un projet très singulier de cette période des années quatre-vingt durant laquelle les studios Disney acceptaient de soutenir des productions à la marge de leur philosophie, certes centrées sur l’émerveillement et l’enfance, mais laissant une plus grande place aux forces obscures dans des manières que les chefs-d’œuvre de l’animation ne pouvaient pas forcément explorer aussi explicitement.

L’adaptation de ce conte macabre de Ray Bradbury a été mis en scène par Jack Clayton (1921-1995), cinéaste anglais connu pour l’adaptation des Innocents (The Innocents) de Henry James (musique de George Auric), mais aussi The Pumpkin Eater (Le Mangeur de Citrouilles), Our Mother’s House (Chaque Soir à Neuf Heures), The Lonely Passion Of Judith Hearne, Memento Mori (musiques de George Delerue) ou The Great Gatsby (Gatsby le Magnifique).

Sollicité pour mettre le film en musique, Georges Delerue, musicien fétiche du metteur en scène, avait composé une de ses meilleures partitions pour le cinéma, avant de se voir remplacé par le jeune James Horner, pas encore trentenaire, tout frais sorti de ses succès de 1982, deux films Paramount : Star Trek II : The Wrath Of Khan (Star Trek II : la Colère de Khan) et 48 Hrs. (48 Heures).

Something Wicked This Way Comes constitue certainement la partition la plus riche musicalement produite par Horner à ce moment de sa carrière. On pourrait même considérer que l’année 1983, prolifique en partitions pour le fils d’Harry Horner, constitue un sommet (Uncommon Valor [Retour Vers l’Enfer], Gorky Park, Testament [Le Dernier Testament], et surtout Krull et Brainstorm), et le début de son association heureuse avec l’extraordinaire orchestrateur Greig McRitchie.

La partition de Delerue (une suite de celle-ci a été réenregistrée chez Varèse Sarabande, et des extraits sont disponibles dans le superbe coffret Delerue concocté par Stéphane Lerouge) était écrite avec une très grande intensité, un très grand sérieux. A côté de moments terrifiants, le chant lyrique profond, mélancolique pour lequel il était connu, aimé et très apprécié des américains, transforme le film en une expérience qui rendait certainement le spectacle trop perturbant pour le public visé par les producteurs de Disney.

Avec James Horner, alors prêt à se lâcher dans la démonstration de ses capacités d’écriture, la musique offre un côté plus spectaculaire, plus distancié. Il reprend du travail de Delerue certaines idées de timbre (orchestre / chœur) ou thématiques, liées au film  (la danse orientalisante de Side Show, le manège infernal de The Carousel, l’harmonica joué par Jason Robards à la fin du film lors des End Titles), mais va plus loin dans l’expression avant-gardiste, notamment du côté de chez Ligeti (tendance qui prépare le sublime Brainstorm) par les longues dissonances des vents, les glissandi du chœur, les clusters…

Autre approche stylistique qui le différencie de son aîné, la profusion de musique russe, une influence qui s’entend dès le générique. En effet, après une introduction dissonante et orageuse, le thème principal associé à la troupe de Mr. Dark (Jonathan Pryce) est une danse macabre et sarcastique, récurrente dans le film, proche de l’esprit d’un Prokofiev ou d’un Chostakovitch. Comme souvent dans les compositions d’Horner, de brèves allusions à ces deux compositeurs peuvent être par ailleurs entendues dans la partition : les arpèges de cordes d’Alexandre Nevsky de Prokofiev au début de Magic Window et le solo de flûte de la cinquième symphonie de Chostakovitch dans la deuxième partie de la piste Miss Foley In The Mirror).

A la musique des forces infernales (Dark Pandemonium’s Carnival) de l’être «méphistophélien» incarné par Pryce, que l’on ferait remonter dans la tradition classique aux images dantesques de la Symphonie Fantastique de Berlioz, est liée l’idée descriptive de la menace de l’orage (cordes perturbées comme les éléments, machine à vent) qui approche pour révéler la véritable nature de ces créatures venues en ville se nourrir de façon vampirique des faiblesses et des échecs de ses habitants pour les mener à leur perte en exploitant, comme le Diable de Faust, leurs désirs les plus profonds : beauté, richesse, désir sensuel… Un bon exemple de cette thématique vampirique se trouve dans la première partie de Miss Foley In The Mirror, lorsque la vieille enseignante succombe à la vanité et souhaite retrouver sa beauté de jeunesse dans le miroir : la musique joue l’émerveillement avant de glisser dans les ténèbres et de se transformer. On entend également dans cette partition une figure rythmique récurrente pleine de suspense évoquant les motifs répétés d’Asturias d’Isaac Albéniz.

Le matériau associé à la vie pastorale de cette bourgade américaine des années vingt est plus bucolique, il exprime l’insouciance et la stabilité du common folk, mais aussi et surtout l’esprit aventureux de l’enfance (en cela il peut être rapproché du thème de l’aventure de The Journey Of Natty Gann), car deux enfant sont les héros de cette histoire. On peut l’entendre dans la deuxième partie du Main Title, ainsi que dans The Boys Buy A Lightening Rod, plus proche d’Aaron Copland, avec de brèves phrases de piano entrecoupées de silence et des arpèges de célesta, marques de fabrique d’Horner, et enfin dans le End Titles.

La confrontation entre Jason Robards et Jonathan Pryce dans la bibliothèque (The Library) est également un moment clé du disque : beaucoup de suspense et d’intensité où l’orchestre et le chœur sont utilisés dans une longue séquence de tension étirée s’achevant sur des vents proches des sonorités de Bernard Herrmann. Enfin, The Spiders annonce déjà, par ses coups dissonants répétés et heurtés, l’horreur et le danger des créatures du Aliens de James Cameron.

Conçu pour l’écoute, sans respecter l’ordre chronologique du film, l’album d’Iintrada présente enfin cette partition à nos oreilles émerveillées après un formidable travail de recherche et de restauration sonore.

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