L’HOMME SANS VISAGE : UN PRÉLUDE SYMPHONIQUE

 
Par Brigitte Maroillat
 
L'Homme Sans Visage signe l'entame du voyage de James Horner vers une écriture musicale plus exigeante, relevant davantage du répertoire classique que de l’illustration musicale d’une œuvre cinématographique. James Horner a certes, avant L’Homme Sans Visage, composé des œuvres symphoniques d’envergure, telles que Willow et Le Petit Dinosaure Et La Vallée Des Merveilles, qui l’ont déjà arrimé aux rives du répertoire classique. Mais dans les compositions précitées, les références extrinsèques étaient parties intégrantes du discours musical de par des citations, évidentes à l’oreille, mais intelligemment empruntées. Avec L’Homme Sans Visage, James Horner réhausse son niveau d’écriture en inaugurant un style symphonique propre, toujours lié au répertoire classique, mais sans emprunt à celui-ci. C’est en ce sens que cette composition est un prélude. Elle est annonciatrice du cheminement du compositeur vers des partitions symphoniques plus abouties, telles qu'Iris, à laquelle L'Homme Sans Visage s'apparente. Cette composition est également un prélude, dans le sens où elle représente une esquisse musicale, certes qui enchante, mais qui nous plonge toutefois dans une certaine frustration. Avec L'Homme Sans Visage, James Horner place d'emblée la barre très haute et nous laisse ainsi espérer un score à l'amplitude prodigieuse. In fine, le propos musical est un peu court et un goût d'inachevé demeure. La partition est toutefois l'éclatante illustration du talent narratif de James Horner, qui pourrait aisément le conduire à l’écriture d’une œuvre symphonique.
 
L'Homme Sans Visage marque la première collaboration de James Horner avec Mel Gibson. Le film qui les réunit ici est loin de la fresque épique que sera Braveheart, ou de la fable barbare d'Apocalypto. Le compositeur narre, dans un tableau à la fois sombre et lumineux, la rencontre de deux êtres blessés. D'une part, un jeune garçon hanté par le souvenir de son père, figure disparue qu'il idéalise dans la posture héroïque d'un aviateur intrépide dont il veut suivre les traces. D'autre part, Justin McLeod, un professeur qui se mure dans la solitude depuis le terrible accident de voiture qui l’a défiguré et a coûté la vie à son plus brillant élève.
 
Pour illustrer cette histoire intimiste, à mi-chemin entre Le Cercle Des Poètes Disparus et A La Rencontre De Forester, James Horner a choisi de composer une musique athématique, toute en nuances et sensibilité. Point de thème principal donc, mais divers motifs qui se déclinent dans une enveloppe symphonique finement écrite.
 
Dès le titre introductif, le ton est donné. James Horner, narrateur d’exception, nous fait ici la lecture d'une histoire hors du temps, sorte de vestige d’un vieux livre oublié. L'introduction de cordes de A Father's Legacy est somptueuse, envolée lyrique typiquement hornerienne annonçant le caractère à la fois dramatique et plein d’espoir de la trame développée par le film. Le compositeur nous livre d'emblée une écriture vibratoire qui illustre son talent pour peintre les émotions humaines.
"The emotionalist" utilise toutes les nuances de sa palette musicale pour décrire la quête de repères de l'élève et de rédemption du professeur brisé par un destin funeste. Pour ce faire, James Horner nous donne à entendre les pulsations humaines à travers l'empreinte musicale de ses instruments de prédilection : le hautbois, porteur d'espoir et le cor, remémorant en écho les événements et figures du passé, à l'instar de Far Away, l’introduction de Par Amour Pour Gillian. Le piano distille quant à lui une dimension nostalgique et fait entendre les regrets des personnages sur le cours de leur vie passée. Le compositeur s'installe donc à pas feutrés dans l’intimité d’une relation singulière entre deux personnages unis par leurs fêlures intérieures.
 
Comme à son habitude, James Horner ne verse pas dans l’affliction ni dans la dramatisation à outrance. Il explore les blessures des personnages avec intelligence. La douleur n’est pas exhibée, elle est subtilement suggérée. Dans McLeod’s Secret Life, les violoncelles expriment la souffrance réprimée d’un homme, celle qu’il tait en se murant dans la solitude. Mais contrairement aux violoncelles de Michael Giacchino, ceux de James Horner n’émettent aucun chant déchirant. Et lorsque McLeod révèle à Chuck le secret scellé de la mort qui l’a épargné et défiguré, le hautbois illustre le soulagement de la confession et le retour de la lumière dans une vie jusqu’alors sans issue.
 
De même, James Horner évite les écueils de la dramatisation lorsqu’il aborde les rivages du tumulte intérieur de Chuck, après que lui est révélée la vérité sur son père. Celui qu’il avait idéalisé en héros de l’aviation souffrait de troubles mentaux. Le titre Nightmare And Revelations renvoie, dans son introduction, au Boating Accident de Par Amour Pour Gillian, dont le piano marque un tempo funeste, mais de courte durée. Après le choc de la révélation, la vie dans la musique de James Horner, reprend toujours rapidement ses droits. La reprise du motif de A Father's Legacy par les cordes accompagne la substitution des figures paternelles. Le père biologique, fantôme du passé, fait place au père spirituel, acteur du présent. Il n’y a pas davantage d’apitoiement larmoyant dans McLeod’s Last Letter. Les adieux du professeur à son élève, par l’entremise d’une lettre découverte par le jeune garçon dans la maison désertée par son mentor, ont inspiré au compositeur une musique sans accent mélodramatique. Prenant ainsi le contre-pied de ce qu’il nous a habituellement donné à entendre, il choisit la flûte et non les cordes pour accompagner la lecture des derniers mots de McLeod. L’instrument, par sa luminosité, pose le témoignage épistolaire du professeur en un au revoir et non un adieu. La musique épouse dès lors à merveille l’inflexion des mots.
 
Dans l’univers musical de James Horner, la trame de la vie ne s’écrit pas sur du noir. La lumière succède toujours à l’obscurité. Sa musique ne se cristallise pas dans les souvenirs passés, elle s’illustre dans les perspectives des lendemains. A cet égard L'Homme Sans Visage est annonciateur de futures partitions qui auront toutes une coloration lumineuse pour illustrer pourtant des sujets graves, notamment l’absence de l’être aimé (Par Amour Pour Gillian), un nouveau départ après de douloureuses épreuves (The Spitfire Grill) ou encore la vie tumultueuse d’un écrivain aux nombreuses zones d’ombre (Iris). C’est en ce sens que L'Homme Sans Visage est un prélude. Cette œuvre jette les bases de futures compositions musicalement exigeantes et assoie les prémisses d’une écriture symphonique rehaussée, fondée sur la recherche du détail musical.
 
Cette écriture plus exigeante, qui conduira James Horner vers d’autres perspectives symphoniques, se trouve, dans la partition de L’Homme Sans Visage, magnifiée par le talent d’orchestrateur de James Horner. A ce titre, Flying, qui illustre l’escapade de Chuck en hydravion, est un morceau somptueux. James Horner nous convie ici à un voyage qui nous extirpe du quotidien. Les cordes aux envolées lyriques, chères au compositeur, nous conduisent dans un univers où la musique tutoie les anges. De même, l’amplitude orchestrale qui se déploie à un rythme lent, presque "barryesque", dans le titre introductif, A Father's Legacy, offre une suite symphonique qui pourrait aisément être interprétée par un grand orchestre dans une salle de concert. Ce morceau se décline en deux temps : une introduction de cordes ouvre la voie à un premier mouvement, dont le hautbois assure la transition vers un second mouvement de cordes, auquel fait écho le cor, amorçant la conclusion sur de lumineuses notes de piano.
Par cette texture, James Horner nous fait d’ores et déjà entrevoir ce que deviendra Iris, l’une de ses partitions les plus abouties, constituée de plusieurs suites écrites sur le schéma de A Father's Legacy, à la seule différence que le violon de Joshua Bell remplacera le hautbois. Iris parachèvera ainsi le travail esquissé par le compositeur avec L'Homme Sans Visage. Plus proche de nous, Flight Demonstration (The Flying Horsemen) offre également une éclatante illustration de cette écriture musicale. En effet, libérée du cadre cinématographique, cette composition se décline en quatre mouvements dont les motifs et les variations s’apparentent aux déclinaisons d’une symphonie. Même dominée par un thème récurrent, sa structure orchestrale renvoie incontestablement dans son essence aux suites d’Iris et à A Father's Legacy.
 
L’ajout à la musique de James Horner d’un air d’opéra finit par conforter le sentiment que L'Homme Sans Visage est incontestablement arrimé aux rivages du répertoire classique. Et ce n’est pas un hasard s’il s’agit de Quella Mi Creda (libero e lontano) tiré de La Fanciulla Del West de Giacomo Puccini. Cet air du bandit Ramirez, dit de "la rédemption", renvoie au personnage de McLeod lequel, en ayant accompli son œuvre d’enseignement auprès de Chuck, a exorcisé son passé. Il n’est dès lors guère étonnant que le personnage s’étourdise de l’écoute de cet air, qui évoque en lui des échos familiers.
 
James Horner apparaît définitivement, avec L'Homme Sans Visage, en peintre des émotions humaines. Peu de compositeurs possèdent ce talent narratif leur permettant de traduire musicalement les vibrations de l’âme. James Horner est de ceux-là. Tout comme, à notre sens, Trevor Jones et Michael Kamen, John Williams étant davantage, comme Jerry Goldsmith, un peintre des atmosphères.
Ainsi transparait de manière éclatante, dans la musique de James Horner, les pulsations de la relation singulière du maître et de l’élève. Avec Chuck’s First Lesson, le compositeur souligne les liens plein de retenue et de pudeur qui se nouent entre les deux personnages. Retenue de Chuck d’une part, impressionné tant par la personnalité charismatique du pédagogue que par les cicatrices que porte son visage. Retenue de McLeod, d’autre part, ému de ce retour impromptu à l’enseignement qu’il croyait pourtant révolu. James Horner nous offre ici un délicat tableau éclairé par les seuls accents d’un piano mélancolique. De même, le compositeur illustre à merveille la passion de McLeod pour l’enseignement dans The Merchant Of Venice et l’interaction qui se crée quand les deux personnages s’immergent dans une lecture habitée de la pièce de Shakespeare. Le parallèle entre les protagonistes du film, mis à l’écart de par leur singularité, et le protagoniste de la pièce, commerçant juif, lui aussi marginalisé par les codes de la Renaissance, trouve dans la musique de James Horner un écho bouleversant. Le piano et sa douleur intrinsèque, auquel répond un cor nostalgique, ouvre la voie à une reprise des motifs de A Father's Legacy. Les cordes se donnent alors des allures épiques annonçant Le Masque De Zorro et illustrent ainsi l’implication passionnelle, presque épidermique, de McLeod et de Chuck dans une interprétation en duo d’une des plus belles pièces de Shakespeare.
 
L'Homme Sans Visage est, dans l’œuvre de James Horner, une parenthèse introductive. Elle constitue la première œuvre athématique intégralement symphonique du compositeur par laquelle il jette, à titre expérimental, des esquisses musicales qui trouveront une illustration encore plus aboutie dans Iris. James Horner poussera dès lors plus avant cette recherche exigeante avec des œuvres comme Les Disparues et surtout Stalingrad, qui feront la part belle à une écriture symphonique dense et dépourvue de thème principal mais se déclinant sur divers motifs dans une structure complexe. L'Homme Sans Visage est une fenêtre ouverte sur la riche palette d’un peintre qui, plus que quiconque, possède l’indicible don de capturer les émotions de l’âme humaine dans un manteau symphonique digne d’une œuvre classique. La rigueur musicale et les vibrations du cœur sont intimement liées dans l’œuvre de James Horner qui oscille continuellement entre "sensibilité et intelligence".
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